vendredi 29 mai 2009

A venir: l'Université parisienne au XIIIe siècle


Un petit avant-goût de ce que LGF vous racontera la semaine prochaine...

mercredi 27 mai 2009

Le colloque: suite et fin

Mais tout cela m’a entraînée bien loin de mon sujet. Revenons à nos moutons paissant paisiblement dans les prés de l’indolence épanouie. La paresse a cela de mortel que, dès qu'on en triomphe, on la sent qui renaît : en tant que co-organisatrice du colloque, j’étais chargée des conclusions. J’avais tout bien scrupuleusement pris en note, résistant vaillamment aux assauts de la somnolence et aux intempestives échappées mémorielles (voir ci-dessus). Malgré mes inévitables moments d’égarement, j’avais trouvé des connexions secrètes, je naviguais en toute aisance d’une communication à l’autre, j’avais un mot gentil pour chacun, tout en offrant des articulations inédites et stimulantes. Bref, je m’apprêtais à faire des étincelles, ce colloque se finirait en feu d’artifice d’esprit et de finesse, il serait pour toujours associé à mon nom, et mon nom serait glorieux d’y être associé.

Sauf que, au moment de parler du grand ponte qui nous avait fait l’immense honneur de sa présence et qui m’avait admirablement surnommée « la grande prêtresse de l’otium » (ce qui a quand même une toute autre allure que « la grosse feignasse »), mon cerveau a eu un court-circuit. Saturé d’oisiveté, rempli d’aise et de paresse, frétillant de langueur bienheureuse, il s’était brutalement accouplé à mon insu et à mon hypertrichose palmaire. Impossible de le solliciter, il nageait dans un océan de bien-être, loin de toute exigence intellectuelle. Et moi, j’étais incapable de retrouver le nom de mon maître vénéré, de mon idole, de mon guide spirituel en matière otiumesque. Le couac, le blanc, l’abîme. Seul le sobriquet dont je l’avais secrètement affublé, et ce par pure sympathie de feignasse, « flemmard au lit » (en tout bien tout honneur, je tiens à le préciser pour les éventuels esprits mal-pensants), se présentait à mon esprit embrumé. Après cinq minutes de « ahum », « comment dire ? », « pardon, je suis un peu lasse », il a bien fallu se résoudre à une solution extrême (merci Charles). Je ne pouvais plus recourir à la narcolepsie, un peu trop cousue de fil blanc. J'ai trouvé mieux encore: j’ai fait mine de m’évanouir, et suis tombée, pâmée, dans les bras du grand ponte, qui n’en pouvait mais. J’ai renoncé à avoir l’air digne, sinon, ça se serait vu, que c’était du chiqué, je me suis même cassé un ongle pour faire plus vrai. LGF ou l’art de foutre en l’air un brillant colloque : finalement, on est toujours puni par où l’on pèche.

mardi 26 mai 2009

Billet de grève: Sainte Fainéante a un copain




LE BIENHEUREUX SAINT LACHE, / PATRON DES PARESSEUX.
/ BONNE SAINTE FAINEANTE, PROTECTRICE DES PARESSEUSES
/ CALENDRIER POUR L'ANNEE 1835
© Paris, musée national des Arts et Traditions Populaires,
© Direction des Musées de France, 2004

lundi 25 mai 2009

Le colloque: la suite (7)

Désespérée, le rimmel low cost dégoulinant sur mes joues et la goutte au nez, je m’en ouvre une semaine plus tard à mon Grand Gourou de l’époque – mon directeur de thèse. Il m’écoute attentivement, compatit abondamment, et conclut par une déclaration qui me marque à jamais : « le paresseux est plus loyal que les autres hommes, il ne fait pas semblant de travailler », et puis, surtout : « maintenant, il faut oublier ».


Ce qu’il s’empresse de faire puisque, deux mois plus tard, il m’appelle un beau matin pour m’annoncer que l’un des membres de mon jury a oublié (la capacité d’oubli est une qualité remarquable chez certains universitaires) qu’il avait deux soutenances en même temps. Mais que je ne m’inquiète pas, il a pris une petite initiative qui ne pourra que m’enchanter : il assiste à un colloque en compagnie de l’éminent spécialiste, et il a pris la liberté de lui demander de siéger à ma soutenance. Il se contentera de lire le rapport de l’absent qui a toujours tort, mais c’est-y pas gentil de sa part ? cela donnera du lustre à votre soutenance, croyez-moi. La seule petite chose à faire, c’est de lui envoyer votre thèse, pour le remercier.

Encore abrutie de sommeil, l’œil vague et le cerveau embrumé, je parviens à articuler d’une voix pâteuse : « Méééé, mééé, c’est pas possib’ ! Z’avez quand même pas oublié ce qu’il m’a fait ?
– Ah non, quoi donc ?
– Il a pillé (je meugle dans le combiné) mon Déeuhaaaaa.
– Ah j’avais oublié. Scusez-moi. Mais là c’est trop tard, cocotte, il m’a déjà dit oui ».
Je jette un œil désespéré sur mon gros bébé de 850 pages, qui trône fièrement sur mon bureau. Au terme de dix minutes de négociation hargneuse, j’obtiens de mon directeur un sursis : l’exemplaire ne sera remis qu’au moment de la soutenance. Comme ça au moins, l’éminent spécialiste ne pourra publier ma thèse, en substituant juste son nom au mien, qu’après ma brillante prestation d’obscure précaire.


Pendant le mois ultime qui me sépare de la soutenance, je rumine amèrement un moyen de faire payer à l’éminent spécialiste cette terrible trahison. Puis-je faire précéder toutes les occurrences de son nom par « ce saligaud de X » ? lui faire une spéciale dédicace « à mon plus grand plagiaire » ? imprimer une page sur deux à l’envers ? les coller une à une avec une goutte de vernis ?
Le jour de ma soutenance, l’exemplaire est prêt. Bête et neutre. J’ai capitulé. Mais l’éminent spécialiste n’arrive pas. Il n’est pas là à 13h45, histoire de serrer des mimines humides. Il n’est pas là à 14h, quand je m’entraîne à la respiration du petit chien pour me calmer. Il n’est toujours pas là à 14h30, quand j’achève mon speech étourdissant, et pas davantage à 15h. A 18h30, quand enfin on peut aller se pinter au champagne offert par la maman de Milou, on ne sait toujours rien de son sort. Aidée par les bulles euphorisantes, je me prends à rêver : et s’il avait eu une attaque ? et s’il était mort pile le jour de ma soutenance ? Ce serait beau, non, quand même ? Trois jours plus tard, j’apprends par hasard qu’il s’est trompé de fac : entre Paris XV et Paris XVI, il faut dire aussi que la différence est minime.

(à suivre...)

dimanche 24 mai 2009

Une flemme baudelairienne encore

Ah, si un homme pouvait me parler comme ça...

« Je plongerai ma tête amoureuse d’ivresse
Dans ce noir océan où l’autre est enfermé ;
Et mon esprit subtil que le roulis caresse
Saura vous retrouver, ô féconde paresse !
Infinis bercements du loisir embaumé ! »

Charles Baudelaire, "La Chevelure", Les Fleurs du Mal

samedi 23 mai 2009

Billet TLF spleenétique

"Il y a des natures purement contemplatives et tout à fait impropres à l'action, qui cependant, sous une impulsion mystérieuse et inconnue, agissent quelquefois avec une rapidité dont elles se seraient crues elles-mêmes incapables.

[...] Le moraliste et le médecin, qui prétendent tout savoir, ne peuvent pas expliquer d’où vient si subitement une si folle énergie à ces âmes paresseuses et voluptueuses, et comment, incapables d’accomplir les choses les plus simples et les plus nécessaires, elles trouvent à une certaine minute un courage de luxe pour exécuter les actes les plus absurdes et souvent même les plus dangereux."


Baudelaire, "Le mauvais vitrier", Le spleen de Paris
C'est tout moi, ça!

vendredi 22 mai 2009

Le colloque: la suite (6)

Et me voilà voguant sur les nuages de mes souvenirs. Un autre épisode douloureux de mon existence antérieure, quand, avant de devenir un jour, avant même d’espérer devenir un jour une « lumineuse titulaire », j’étais, moi aussi, une « obscure précaire », remonte à la surface, tandis que l’on continue à disserter savamment sur la face négative (l’oisiveté) et la face positive (le loisir) de l’otium.

Dès ma thèse (dès mon feu DEA, dès ma feue maîtrise même), je m’étais intéressée à ce sujet, l’otium. Entre lui et moi, c’est une longue histoire d’amour. J’avais consacré à cette passionnante question un petit travail annexe à mon DEA, annexe que j’avais jointe, dans ma naïveté d’obscure précaire, à mon mémoire, adressé avec un nœud au creux du ventre au plus éminent spécialiste (pas Joao, un autre) de l’auteur sur lequel j’avais transpiré pendant déjà deux ans (et qui allait me pourrir l’existence pendant encore cinq ans, que dis-je, qui me la pourrit encore, maintenant que je suis étiquetée spécialiste dudit auteur). Lequel spécialiste m’avait aimablement répondu par une lettre qui valait adoubement et que je conservais précieusement sous mon oreiller, la couvrant de rouge à lèvres les soirs où il fallait combattre la déprime galopante à coups de témoignages académico-renarcissisants : c’est à peu près la seule récompense à laquelle nous pouvons aspirer, nous autres les feignasses.

Las… Près de six ans plus tard, alors que, en proie aux affres et à l’insomnie, j’accouchais dans la douleur de la dernière partie de ma thèse, je me retrouve un beau jour à la BNF, découvrant éperdue et un peu par hasard un article de l’éminent spécialiste. Un bel article de vingt pages, qui traite en long, en large et en travers de l’otium literatum chez mon auteur chéri. Ça me parle pas mal, ce qu’il raconte ; ça me parle même beaucoup : de vagues réminiscences de mon lointain pensum me reviennent, tandis que je contemple mes ongles rongés (à l’époque, je n’avais pas les moyens de me payer cinquante flacons de vernis et trois séances chez la pédicure chaque semaine). Finalement, je craque, et investis les derniers euros pêchés au fond de mon porte-monnaie dans des photocopies qui me permettront une confrontation plus directe at home, assortie d’une assiette de pâtes nature (le gruyère ayant fondu dans les photocopies).

Mais les pâtes mêmes ne passeront pas : non seulement le propos est le même, mais les exemples le sont aussi, la copie est absolument fidèle, jusque dans les fautes de latin. Cette feignasse n’a même pas pris la peine de vérifier mes citations ; il n’a pas eu non plus la force d’inscrire mon nom dans ses notes de bas de page, encore moins celle de m’envoyer ce remarquable travail.

(à suivre...)

jeudi 21 mai 2009

Billet TLF

“Le repos, Lady Slane, est une des choses les plus importantes de la vie, et pourtant peu d'entre nous y parviennent réellement, d'ailleurs bien peu en rêvent vraiment. Il est imposé aux personnes âgées, quand elles sont infirmes, ou malades. Mais presque toutes gardent encore la nostalgie de l'énergie qui fut autrefois la leur. A mon avis c'est là une grave erreur.”


Vita Sackville-West, Toute passion abolie.

mercredi 20 mai 2009

Le colloque: la suite (5)

Lorsque Joao Eusebio de Casagrande y Miraflores attaque la fin de son introduction, trois doyens chargés d'ans, de titres et de quintuples mentons ronflent déjà comme des sonneurs, et juste devant moi un quatrième chenu dont j'ai naguère dévoré les travaux avec enthousiasme semble si profondément plongé dans la méditation qu'il me vient à l'idée que, peut-être, il est mort. J'ignore encore, gourde que je suis, que l'équivalent du dixième dan de la ceinture noire, chez les grosses feignasses, c'est ce point de perfection absolue dans lequel la méditation la plus profonde est indiscernable de l'interruption complète des fonctions vitales. Tout en gardant une oreille tendue vers la litanie nasillarde de Joao Eusebio, je découvre autour de moi des brochettes de pontes dorés sur tranche, tous occupés à atteindre cette perfection nirvanesque, le satory de la flemme, le zazen de la glandouille, où le summum de la spéculation valse sans fin avec les confins de la sieste. En fidèle servante du savoir, toujours prête à créditer mes bons maîtres de leur incomparable maîtrise des rouages de ce travail auquel j'aspire, je décide pour calmer mes scrupules qu'ils sont tous en train de penser, même ceux qui bavent un peu, et je tourne toute mon attention vers Joao qui, comme un cycliste italien dans l'Alpe d'Huez, grimpe à son rythme en suant comme six boeufs.
Le bourdon continu de sa voix, le rai de soleil jouant avec la calvitie d'un philologue, l'atmosphère vaste et confinée à la fois de la grande salle, tout cela tient du religieux, et je suis obligée de repousser énergiquement la torpeur béate et fascinée qui me saisit pour écouter, écouter vraiment, ce que dit Joao Eusebio de Casagrande y Miraflores : il le faut, je le dois, c'est vital. Ce type est tout de même en train de parler de mon sujet de thèse, de l'auteur même sur lequel porte mon doctorat. Il a traversé l'Océan Atlantique pour venir m'abreuver de sa science, et c'est bien parce que j'aurai assimilé la moindre molécule de la science qu'il est venu nous distiller que moi aussi j'aurais peut-être un jour l'immense honneur de travailler aux côtés de tous ces génies.
En luttant pour tenir mes paupières ouvertes, en réprimant mes bâillements, en pestant contre cette blanquette importune qui rend si âpre l'éternel conflit de la digestion et de la concentration, je parviens finalement à suivre la conférence de Joao. Ce dernier, en une heure et quinze minutes (car, cette fois, le président de séance lui-même s'est assoupi et, bercé par les psalmodies de Joao, a omis de lui couper le sifflet au bout des quarante-cinq minutes réglementaires), a parfaitement achevé d'épuiser son sujet ; en d'autres termes, Joao a livré la quintessence de ce que l'on doit savoir aujourd'hui sur les rapports entre mon auteur et le Brésil. Ainsi, conclut-il triomphalement, il peut désormais l'affirmer : ces rapports, chers amis, sont absolument inexistants.


Il me faut plusieurs minutes pour comprendre exactement ce qui vient de se produire. Tandis que la salle résonne des applaudissements des auditeurs, applaudissements dont l'intensité est directement proportionnelle à la profondeur de la sieste qui les a précédés, et dont le silence consécutif à la conclusion de Joao a instantanément tiré ces feignasses surentraînées, je contemple mes neuf pages de notes hâtivement griffonnées, dont la conclusion absolument inattaquable s'impose douloureusement à mon esprit encore engourdi : ce type vient de passer soixante-quinze minutes à parler d'un machin qui n'existe pas. Ma tête tourne, j'ai des points brillants devant les yeux, la vérité se fraye lentement un chemin vers la surface agitée de ma conscience. Serait-ce là l'essence mystique de ce métier ? Toucherais-je donc à une vérité d'ordre supérieur ? Joao n'aurait-il brodé cette pantalonnade absolument sérieuse que pour le plaisir de se faire rembourser un vol Rio-Paris AR avec six nuits d'hôtel ? Les pontes assoupis qui m'entouraient pendant toutes ces heures savaient-ils, eux, dès le début, de quoi il retournait ?

Alors que je résiste encore un peu au poids de ces conjectures, dont la conséquence douloureuse est que mon propre acharnement à travailler n'est en fait rien d'autre qu'un cul-de-sac professionnel, un tétra-mandarin des belles-lettres, courbé par le poids des palmes académiques, patiné par les réceptions au ministère, usé par le jet-lag de ses propres conférences à Hanoi, s'extirpe posément de son fauteuil et pose la première "question" de l'audience. Comme il sied à un tétra-mandarin, cette "question" n'est pas vraiment une question, c'est plutôt une sorte de commentaire périphérique qui doit avoir l'air d'apporter sa pierre à l'édifice tout en laissant le moins de prise possible à la répartie. Je guette les mots du Maître, espérant encore un miracle, accrochée à l'espoir que l'oracle lâché par le vieillard bedonnant dissipera le malaise qui me gagne et, improbable deus ex machina, viendra tout à coup dévoiler à mes yeux impies la tragique beauté de la conférence inane que je viens de me cogner. Alors, de la lippe ennuyée du giga-ponte, tombe cette sentence définitive :

« Je tiens à préciser, cher collègue, que c'est exactement la même chose pour le Venezuela ».

mardi 19 mai 2009

Le colloque: la suite (4)

Sérieux, nous l’avons été. Pendant trois jours, les interventions se sont succédées à un rythme soutenu, suivies de débats animés et vifs. J’étais en transe, mon hypertrichose palmaire buvait du petit lait concentré sucré, j’en oubliais même mes ongles rongés par l’angoisse pré-colloquante. Il faut dire que mes invités avaient parfaitement compris ce que j’attendais d’eux : qu’ils justifient ma fainéantise, qu’ils caressent ma paresse, qu’ils donnent du sens à mon indolence, qu’ils déploient les infinies significations de ma procrastination. Et qu’on ne vienne surtout pas me seriner que l’oisiveté est la mère de tous les vices. Mes collègues ont eu le bon goût, en ces temps de sarcoïdose aiguë, de plaider en faveur d’une légitime nonchalance. Ainsi n’ai-je appris que des choses encourageantes, sur la merveilleuse étymologie du mot « école », les joies de l’otium cum dignitate (ça m’allait aussi bien que ma robe coquetèle), si préférables à celles du neg-otium, les délices de l'otium litteratum que je pratique avec ardeur… On n’avait pas attendu Lafargue pour proclamer le « droit à la paresse », ni Russel pour entonner un chant « in praise of idleness ». Qu’on se le dise : on se faisait du lard de fainéant dès l’Antiquité, et c’était même le propre de l’homme libre. Horace, la Bible, Sénèque, Rabelais, Cicéron, Erasme, Montaigne, Saint Thomas, Thomas More… tant d’autorités qui attestaient du bien fondé de ma démarche, tant de voix pour célébrer le temps non pas gagné, mais perdu, tant d’intelligence dépensée pour des ramassis de feignasses qui finiront quand même au bagne!

Le bagne… La conférence brillante, rigoureuse et prodigieusement angoissée d’un jeune doctorant a tout à coup fait craquer l’épaisse couche de vernis dont j’avais enduit mes ongles et ma mémoire. Je ME revois, recevant mon invitation au premier colloque de ma vie:

Aussitôt assaillie par les symptômes habituels du travailleur névropathe (enthousiasme, appréhension, alternances de surexcitation et de tachycardie, lectures frénétiques, pages noircies puis aussitôt brûlées, etc.), je m'attaque à la préparation de la conférence que je suis censée prononcer, conférence qui, crois-je naïvement, marquera mon entrée dans le monde savant. Pendant des nuits je me shoote à la note-en-bas-de-page, parfois mélangée avec du contrôle-de-citations-sur-douze-éditions-différentes, et je m'octroie même une ou deux fois, sur le coup de quatre du mat, le luxe suprême de la retraduction-de- l'original-en-latin-que-personne-n'a-lu. Pas peu fière, et totalement inconsciente du danger (alors qu'il est manifeste que je galope tout droit vers l'infarctus du cerveau), me voilà donc au matin de la première séance du colloque, attifée comme une première communiante, les tempes bourdonnantes et la robe bien sage, dandinant mon inexpérience et ma volonté de bien faire sous le nez de barbons blasés que je crois séduire quand je me contente - mais hélas je n'en ai alors nulle conscience - d'agiter sous leur nez le spectre de ce qu'ils détestent et fuient avec une prudence désormais consommée : le plaisir de bosser comme un noeud sur un sujet dont tout le monde se tamponne sauf moi – et peut-être aussi la silhouette exquise d’une jeunesse à jamais perdue.

Consciente de ma toutepetitesse et de l’obscure précarité qui tombe de mon étole élimée, je vais humblement m'asseoir au dernier rang d'une vaste salle de conférence, dont la charpente médiévale résonne de l'écho des micros. Le maître de cérémonie prend alors la parole et présente les orateurs de la matinée : littéralement submergée par le déferlement de titres prestigieux, bercée par les noms exotiques des universités lointaines comme le Marius de Pagnol par l'idée des Îles Sous-le-vent, je rêve de gloire en ouvrant mes esgourdes, prête à capter la moindre écume de savoir dans le flot d'intelligence qui, j'en suis sûre, va déferler.

(à suivre...)

dimanche 17 mai 2009

La loi inexorable de la production capitaliste

Et les économistes s'en vont répétant aux ouvriers : travaillez, travaillez pour augmenter la fortune sociale ! et cependant un économiste, Destut de Tracy, leur répond : « Les nations pauvres, c'est là où le peuple est à son aise ; les nations riches, c'est là où il est ordinairement pauvre. » ; et son disciple Cherbulliez de continuer : « Les travailleurs eux-mêmes, en coopérant à l'accumulation des capitaux productifs, contribuent à l'événement qui, tôt ou tard, doit les priver d'une partie de leur salaire. » — Mais, assourdis et idiotisés par leurs propres hululements, les économistes de répondre : travaillez, travaillez toujours pour créer votre bien-être ! Et, au nom de la mansuétude chrétienne, un prêtre de l'Église anglicane, le révérend Towsend, psalmodie : travaillez, travaillez nuit et jour ; en travaillant vous faites croître votre misère, et votre misère nous dispense de vous imposer le travail par la force de la loi. L'imposition légale du travail « donne trop de peine, exige trop de violence et fait trop de bruit ; la faim, au contraire, est non seulement une pression paisible, silencieuse, incessante, mais comme le mobile le plus naturel du travail et de l'industrie, elle provoque aussi les efforts les plus puissants. » Travaillez, travaillez, prolétaires, pour agrandir la fortune sociale et vos misères individuelles ; travaillez, travaillez, pour que devenant plus pauvres vous ayez plus de raison de travailler et d'être misérables. Telle est la loi inexorable de la production capitaliste.

[...] pour qu'il parvienne à la conscience de sa force, il faut que le Prolétariat foule aux pieds les préjugés de la morale chrétienne, économique, libre-penseuse ; il faut qu'il retourne à ses instincts naturels, qu'il proclame les Droits de la paresse, mille et mille fois plus nobles et plus sacrés que les phthisiques Droits de l'homme concoctés par les avocats métaphysiciens de la révolution bourgeoise ; qu'il se contraigne à ne travailler que trois heures par jour, à fainéanter et bombancer le reste de la journée et de la nuit.

Paul Lafargue, Le Droit à la paresse (1883)

samedi 16 mai 2009

Une étrange folie...

« Paressons en toute chose, sauf en aimant et en buvant, sauf en paressant. » (Lessing)


Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste. Cette folie traîne à sa suite les misères individuelles et sociales qui, depuis deux siècles, torturent la triste humanité. Cette folie est l'amour du travail, la passion furibonde du travail, poussée jusqu'à l'épuisement des forces vitales de l'individu et de sa progéniture. Au lieu de réagir contre cette aberration mentale, les prêtres, les économistes, les moralistes, ont sacro-sanctifié le travail. Hommes aveugles et bornés, ils ont voulu être plus sages que leur Dieu ; hommes faibles et méprisables, ils ont voulu réhabiliter ce que leur Dieu avait maudit. Moi, qui ne professe d'être chrétien, économe et moral, j'en appelle de leur jugement à celui de leur Dieu ; des prédications de leur morale religieuse, économique, libre-penseuse, aux épouvantables conséquences du travail dans la société capitaliste.

Paul Lafargue, Le Droit à la paresse (1883)
premières lignes

vendredi 15 mai 2009

Le colloque: la suite (3)

Le jour de l’inauguration (en fait un soir, comme ça on oblige les colloquants à arriver la veille, et on peut commencer la première journée à huit heures du mat’, frais comme des gardons), je m'en suis tirée comme une chef. Le DRAC avait les yeux embués d'amour, le vice-président blablatait, l’adjoint à la culture en était à son troisième vernissage de la soirée et il s'est, avec un abandon surprenant, avachi sur mes épaules (je portais une ravissante robe coquetèle noire à fines bretelles, à la fois sobre, élégante et juste ce qu’il faut de sexy pour que chacun gardât à l’esprit ma silhouette gracieuse dès lors qu’il évoquerait le grandiose colloque sur l’otium qui s’était tenu, en avril 2009, à l’université de Feniazville), l’air attendri et la bouche pâteuse, limite baveuse. il y avait un extraordinaire coucher de soleil sur la grande salle vitrée de la bibliothèque, qui allumait des reflets cuivrés sur mes épaules dénudées, bref ce colloque inauguré par tellement de pontes qu’il avait fallu multiplier les cellules de crise préalables pour fixer le protocole commençait sous les meilleurs auspices. Il va sans dire que les petits pâtés de la boucherie Sanzot ont fait les délices des invités, qu’ils ont sifflé en moins de quarante-cinq minutes chrono les cinquante bouteilles de jus de raisin à bulles prévues pour l’occasion, et que tout le monde est rentré à l’hôtel, en titubant et en se disant que, décidément, ce colloque commençait bien.

Ceux qui n’avaient pas eu la judicieuse idée de passer à l’hôtel avant le coquetèle ont pu y découvrir, superbes quoique floutés par les vapeurs d’alcool, un joli badge aux couleurs de l’université de Feniazville, sur lequel était inscrit, dans une magnifique police Garamond, le nom de chaque colloquant, badge qui ne manquerait pas de faire naître d’inoubliables conversations aussi amicales qu’érudites. Le badge lui-même était épinglé sur une ravissante pochette surprise en carton plastifié bleu, remplie de prospectus vantant les charmes de la région, l'excellence de ses pizzerias, la qualité de ses boutiques de prêt-à-porter, et insistant surtout, sur un recto-verso A4 quadri pas bon marché du tout, sur l'audace architecturale, la fonctionnalité incroyable, et le niveau de prestation abudhabien du nouveau Centre Interrégional des Congrès récemment sorti de terre sur les ruines d'une ancienne léproserie (inutile de préciser, bien entendu, que la présence dudit prospectus revêtait un caractère purement provocateur, le tarif de la location horaire du Palais de la Pensée excluant catégoriquement qu'un quelconque colloque universitaire s'y tînt un jour et, partant, qu'un quelconque des destinataires du processus susnommé bénéficiât ailleurs que dans ses fantasmes de cette débauche de modernité criarde farcie d'écrans à plasma inutiles).

Une fois passé le choc du prospectus pour le Centre Interrégional, il ne restait plus à déballer qu’un programme artistement plié en trois, dont le tiers des informations était d'ores et déjà obsolète en raison des inévitables annulations de dernière minute et autre changement impromptu d'intitulé des conférences préparées dans le train. Enfin, last but not least, chaque participant se voyait gratifier du fameux stylo qui bave, spécialement conçu pour vanter, du fond de la corbeille où on l’aura remisé, le nom de mon alma mater. Par ailleurs, la pochette bleue renfermait aussi le précieux dossier de remboursement de frais, dont j’espérais secrètement qu’il passerait directement à la poubelle en même temps que les prospectus, mais bizarrement ça n’arrive que très rarement. J’avais plaidé, lors de ces réunions, en faveur d’un flacon de déo pour les femmes et de mousse à raser pour les hommes (ou l’inverse) mais, faute de pouvoir y faire figurer le logo de mon Université, j’avais échoué. J'avais également défendu, toujours en vain, le principe de la mini-pochette de bonbons Haribo déposée sur l’oreiller des participants, et celui du préservatif avec logo fluorescent, qui, lui, ne serait-ce qu’en hommage à David Lodge, ne manquerait pas de servir à plus ou moins brève échéance. Mes collègues m’avaient regardée avec une moue désapprobatrice, « allons, soyons sérieux ».

mercredi 13 mai 2009

Le colloque: la suite (2)

Plus j’écoutais Grand Gourou, plus je me sentais accablée. Otium, mes fesses ! Le colloque m’avait conduite à une sur-activité dangereusement sarkozyste, j’allais finir par penser que le virus dont j’avais été victime avait déjà produit ses effets délétères sur ma petite personne, et il y en avait franchement ras le cocotier. Je m’étais déjà tapée cinquante réunions à rallonges avec le comité d’organisation pour déterminer des trucs aussi fondamentaux et nécessaires à la marche du monde que le choix du traiteur, l’ordre des discours d’introduction, le moment où on allait présenter l’incontournable exposition accompagnant le colloque (nous avions choisi de très jolis hamacs, savamment disposés dans l’une des salles adjacentes, et la subvention du CG devait permettre d’offrir à chacun des participants un magnifique transat « Travailler plus pour gagner plus », j’avais essayé de faire supprimer le slogan, en totale contradiction selon moi avec l’esprit du colloque, mais en vain), le restaurant où nous allions dîner dans une ambiance décontractée à l’issue du premier jour de pétrissage intensif de neurones, le plan de table audit restaurant (source d’infinies tractations, et qui ne serait finalement pas respecté du tout), l’élection âprement disputée des présidents de séances, l’intitulé desdites séances, dont dépendrait l’organisation des interventions, j’en passe et des meilleures. Il avait fallu surtout discuter d’un imbroglio diplomatique comparable, en difficultés et en enjeux, au processus de paix au Moyen Orient : vu que le colloque devait se tenir en partie à l’extérieur de l’Université, dans deux bibliothèques partenaires dont les grands chefs ne pouvaient pas se blairer et dont il fallait ménager les susceptibilités chatouilleuses, nous avions consacré la moitié de ces réunions à déterminer dans quel ordre les trois journées du colloque devaient avoir lieu, et comment on expliquerait à celui qui arrivait en deuxième qu’on avait choisi son pire ennemi pour le premier jour, et comment on ferait avaler à celui-ci que celui-là était finalement associé au truc, et patati et patata, bref, j’en avais ma claque de ces histoires de préséance dont on se tamponnait le coquillard. Mais Grand Gourou a été intraitable. Il m'a tout bien fait répéter, il m’a posé quelques questions pièges, et puis il m'a renvoyée, tranquille, avec une petite tape sur la joue.

mardi 12 mai 2009

Le colloque: la suite (1)

Vous vous souvenez de mon grandiose colloque sur l’otium, dont vous avez suivi avec passion les premiers épisodes palpitants ? Ben ça y est, il a eu lieu. Il m’a fallu une bonne semaine au vert pour nous en remettre, mon hypertrichose palmaire et moi. Je l’ai réhydratée et revitaminée, avec l’aide conjuguée et intensive de la photothérapie et de l’œnologie. Pour les bonnes âmes qui s’en inquièteraient, je vous rassure : maintenant, elle va beaucoup mieux, surtout depuis que je lui ai juré sur le Grévisse que jamais je ne recommencerai un truc pareil.

Les voies du Seigneur étant impénétrables, il faut vous dire que c’était devenu un gros bazar, doté d’une méga subvention obtenue de haute lutte par ma brillante collègue de littérature comparée et nécessitant signature de convention entre ma fac, la municipalité de Feniazville et le Conseil Général. Quand est arrivé LE deuxième faux grand jour après celui des affiches (je vous rappelle que le seul vrai grand jour, c’est celui de l’inauguration et des petits fours), il a fallu la jouer tout en finesse. Je suis allée voir Grand Gourou (mon révéré maître à penser, retraité actif, mon alter ego, qui incarne tout ce que je voudrais être mais ne suis pas, du fait de ma fainéantise) avec un modèle de flyer, une jolie petite invitation siglée du & bleu de mon université, sur laquelle il fallait juste écrire que le président de la fac, le président du Conseil Général et le maire de Feniazville invitaient Machin et Bidule à venir boire un coup en n'écoutant rien aux discours de toutes façons abscons du DRAC, de l'adjoint bourré et du directeur introverti. On y a passé une bonne heure, pauses maquillage (pour moi) et café (pour lui) non comprises. Il n'y avait pas la place, en largeur, pour mettre les trois noms sur la même ligne. Il fallait donc les disposer en triangle. Oui, mais un triangle avec un nom au-dessus, ou un nom au-dessous des deux autres? Et QUEL nom mis ainsi en valeur? Et ensuite, le CG à droite et la mairie à gauche (au mépris des couleurs politiques), ou l'inverse? On a beaucoup tergiversé, essayé autant de combinaisons que sur un Tetris; il a fallu ensuite avoir l'aval du cabinet du maire, la bénédiction du CG et l’autorisation de la Haute Autorité LRU. Puis Grand Gourou m'a encore longuement briefée sur un aspect super important: si tous les officiels venaient en personne, dans quel ordre les faire parler? Si l’un des institutionnels envoyait un élu d'importance, il fallait avertir les autres pour qu'ils n'envoient pas un sous-fifre. Si la fac se fend d’un vice-président. il faut au minimum que la mairie nous mette l’adjoint à la culture himself, surtout si, comme le prétend la rumeur, la DRAC, qui file la plus grosse partie des sous, délègue rien moins que… le DRAC lui-même. Oui, mais si jamais deux institutions envoyaient chacune un élu, et que la troisième envoyait un simple chef de service, alors l'ordre protocolaire de prise de parole s'en trouverait modifié, les institutions à élus devant parler avant les institutions à chef de service, même si elles ont payé moins...

(à suivre...)

lundi 11 mai 2009

Le cours d'agreg




Bon, j'suis tellement flemmasse que j'ai même pas fini de vous raconter ma matinée de cours. Allez, pour la fin, je fais vite (un cours d'agreg, ça ne sied pas au teint d'une feignasse comme moi).



Recoiffée, repoudrée, désodorisée et rayonnante, j’enchaîne donc sur mon cours d’agreg, un putain de truc inventé pour faire bosser les grosses feignasses comme moi (mais heureusement, tout cela va disparaître). Surtout l’interne. Là, ils en veulent, ils en demandent, ils posent des questions, ils connaissent super bien le texte, qu’ils ont relu quinze fois comme tu as dit de le faire sans le faire toi-même, ils vont aller te débusquer la contradiction nichée au cœur du 2e paragraphe de la p. 47 (le truc que t’espérais que jamais on te poserait une question dessus), et là, à votre avis Madame, il vaut mieux parler de litote ou d’euphémisme, et vous pourriez nous réexpliquer la différence entre la synecdoque et la métonymie, et est-ce qu’on ne pourrait pas déceler ici une référence au cortège du Saint Graal, et que pensez-vous de l’interprétation de Genette à propos du chapitre 49 (ils l’ont lu où, ça ? c’est dans ma biblio ?), vous ne trouvez pas qu’il va un peu trop loin, en parlant de « sommaire » ? On peut dire que ceux-là, ils pourrissent méchamment la vie de mon hypertrichose palmaire, mais en même temps, avec eux, j’oublie à chaque fois de parler de mes derniers achats chez Séphora, ce qui est le signe que soudain ma volupté consumériste se ratatine et laisse le champ libre à autre chose, un truc que j’aurais la flemme de définir.

Préparer ce cours, ça veut dire commencer d’y penser dès le mois de mai, le jour où le Bulletin Officiel révèle le programme à nos yeux éblouis (sauf si on a des copains dans l’édition, qui commencent à nous filer des tuyaux au mois de mars, mais chut !), y repenser encore quinze jours après quand le BO publie les rectifications parce que dans la première version, on laisse toujours une ou deux erreurs histoire de paniquer les candidats, se lamenter pendant les quinze jours suivants sur l’auteur retenu cette année, parce que franchement, çui-là, on ne le connaît pas et il ne nous intéresse pas plus que ça, se re-lamenter deux fois plus après être allée à la journée d’agrégation de sa société savante, d’où l’on est repartie avec une bibliographie de quinze pages, s’écrouler avec des spasmes nerveux le jour où l’on se rend à la BNF et commande en toute innocence une dizaine de volumes qui s’avèrent peser un quintal pièce, devenir hystérique le jour où, à la veille de partir en vacances, on se rend compte qu’il va falloir remplacer la panoplie de Grosse Feignasse se dore la pilule au soleil et éblouit tous les plagistes par cinquante kilos d’articles et de volumes poussiéreux, qui en plus ne supportent ni la crème solaire ni les grains de sable de la plage ensoleillée, plonger dans une profonde dépression existentielle le 15 août, alors que la Vierge Marie entame son assomption vers les cieux et que soi-même (plus très) vierge (très) martyrisée, on se rend compte qu’on a bouffé ses premières semaines de vacances sans même avoir défini un programme tenable dans les douze séances de l’externe et les quatre de l’interne, en émerger une semaine plus tard parce la rentrée approche, et arriver à la mi-septembre, pâle, hagarde, défaite, anémiée et les ongles rongés (enfer et putréfaction), devant lesdits candidats de l’interne, qui vont essuyer les plâtres d’un cours mal maîtrisé, lequel sera du coup presque parfait pour les candidats de l’externe, pourtant infiniment plus mous et immatures. La vie des feignasses est décidément mal faite.

dimanche 10 mai 2009

Sainte Fainéante



Bonne Ste Fainéante, protectrice des paresseuses
Ô vous qui possédez le royaume de la nonchalance, accordez-nous, par le moyen de nos petits caprices et de nos détours, le bonheur de vivre sans rien faire. Ainsi soit-il.
(Epinal, avant 1837)
© Paris, musée national des Arts et Traditions Populaires,
© Direction des Musées de France, 2004

samedi 9 mai 2009

Billet TLF à cogiter

"Nous faisons actuellement l'expérience d'une crise du jugement, qui est le résultat d'espérances déraisonnables quant à la quantité de publications qu'on peut attendre d'un universitaire. Je ne dis pas qu'il n'y ait pas de bonnes publications – c'est loin, très loin d'être le cas – mais on a peine à distinguer la valeur des bons livres dans la quantité de ceux qui sont tout juste passables, et
d'autres qui ne le sont même pas. Je proteste ici au nom des bons livres, noyés dans le flot des mauvais. Et je ne veux pas dire que les productions de qualité moyenne ne devraient pas être publiées.
Les chercheurs ont besoin d'écrire. Et, en fait, il faut faire paraître bien d'autres choses que ce qui est réputé "excellent", car ce qui est "excellent" ne correspond guère qu'à la dernière définition de ce qui est à la mode ou de ce qui ne soulève pas d'objection particulière.
Le problème est ici celui de l'accent mis sur la production, sans aucun souci de la réception. L'équilibre entre ces deux éléments – la production et la réception – a disparu. Il faut en restaurer la symétrie. La difficulté vient d'avoir fait dépendre la titularisation des enseignants du nombre de publications, des publications que bien peu lisent. Je ne veux pas dire qu'aujourd'hui aucune publication n'est lue, mais que c'est le cas de beaucoup d'entre elles. Souvenez-vous de la vieille devinette philosophique que les enfants se passent de génération en génération à l'école : si un arbre tombe dans la forêt sans qu'il y ait personne à côté, est-ce qu'il fait du bruit ? Eh bien, la version d'école doctorale de la même question pourrait bien être la suivante : a-t-on affaire à une contribution au savoir, si personne ne la lit ? "

Lindsay Waters, L'Eclipse du savoir, tr. fr. Paris, Allia, 2008, p. 33-35.
(ed. originale : Ennemies of Promise. Publishing, Perishing, and the Eclipse of Scholarship, Prickly Paradigme Press, Illinois, 2007)
L. Waters est une des directrices éditoriales des Harvard University Press.

jeudi 7 mai 2009

On a fait La Maquette. Ma quête du Graal (5)

Enfin, le doyen est passé jeter un oeil sur les copies par-dessus nos aimables épaules, et a remis un petit coup de moulinette, en substituant à nos UE de littérature en première année un vaste mais ambitieux Tronc Commun de Bouillie Pour Chats. On s’était bien appliqués, en tirant la langue, à calculer nos Hachesureux et nos effectifs San-Remo, mais il a sorti de sa besace le calcul d’un « coefficient d’érosion » qui anticipe sur le fait qu’un quart de nos étudiants vont se décourager avant Noël, ce qui justifie que les 5 groupes de TD du premier semestre peuvent se réduire à trois dès janvier. Il a rappelé l’existence d’une Péréquation Humanitaire qui nous oblige à rétrocéder un cinquième de nos moyens à des petites filières à faible effectif.

De ma petite mimine exténuée (j’avais depuis longtemps remisé les breloques), j’ai refait une trentième fois le calcul des heures, des coefficients et des crédits ECTS - expérience ruineuse pour le moral autant que pour le physique d’une authentique paresseuse. Mais c’était bon. Nous y étions parvenus. Nous avions la licence la moins coûteuse du parc universitaire français. Nous allions former des diplômés qui auraient fait moins de littérature que pendant leurs années de lycée. Le doyen était content de nous. Il a fait péter trois bouteilles de Champomy, et on a trinqué dans des gobelets en plastique-imitation-cristal à 0,35€ le lot de cent. On avait sauvé la boutique. L’équipage au grand complet, réunie sur le pont pour l’occasion, s’apprêtait à nous porter un toast. Le président lui-même allait descendre de sa cabine pour nous exprimer sa reconnaissance, nous avions respecté la LOLF et anticipé sur la LRU, nous avions préparé une licence « à coût constant » que les services de com allaient maintenant s’occuper de vanter dans les salons et les foires du Bassin d’Emploi, masquant l’étique volume horaire sous le fard de dispositifs d’Aide à la Réussite dont le ronflant des noms n’aurait d’égale que la totale absence d’existence réelle. Nous étions les héros du jour. L’Employé du Mois de notre Alma Mater à nous. J’aurais mon portrait en pied dans la salle du Conseil.

« Eh, tu la lâches, à la fin, l’enveloppe ? » Ça, c’est le prof de XVIIe, mais qu’est-ce qu’il me veut ? Des brumes délicieusement enivrantes du Champomy émerge progressivement l’image d’une enveloppe de kraft brun, gonflée de feuillets raturés. La Maquette. Non, c’est pas vrai, je me suis endormie dessus ! J’ai déjà fait le coup, je sais. LGF est narcoleptique, je vous l’avais pas dit ? Vous devriez essayer, ça peut aider, dans cet univers impitoyable. « - Ah, euh, excuse-moi, j’ai un peu perdu le fil dans la dernière discussion. On en est où finalement, de La Maquette ? » Et dans un éclair, je comprends que j’ai dû m’assoupir depuis pas mal de discussions, parce que sa réponse me douche : « - Ben, comme on avait dit. On a repris l’ancienne maquette. Mais on a supprimé toutes tes options. Tu comprends, ça faisait trop d’heures. »

mercredi 6 mai 2009

On a fait La Maquette. Ma quête du Graal (4)

Le mardi suivant, on avait rendez-vous avec le doyen cette fois - je dis « on », c’est-à-dire les bons-à-rien du premier mardi, vu que les autres, ils étaient repartis vers les aventures cosmopolito-intellectuelles dont les obscurs lampistes de l’enseignement supérieur, grouillots de la pédagogie de premier cycle et Cendrillons du LMD – MCF fraîchement débarqués, ATER en transit, PRAG et moniteurs surexploités – ne peuvent que rêver tristement en mâchonnant un jambon-beurre devant leur ordinateur suranné. Donc, voilà tout un tas de feignasses réunies devant le taulier. Et là, pendant qu’on se lime amoureusement les ongles tout en feuilletant sous la table le catalogue Nouvelles Frontières, là-haut au bout de l’amphi, laissant l’esprit voguer sur l’écume des mots et attendant le moment de la péroraison où traditionnellement tombent les coups, le doyen, lui, tout seul à la tribune là-bas, s’échine à nous expliquer qu’à force de lâcher les forces du désir dans les champs de l’imagination, on est en train de dilapider l’argent du ménage. A ce rythme-là on va lui claquer la grenouille. C’est là qu’il lâche les mots terribles : San-Remo. Hachesureux, ça vous coupe net le bonhomme. Il est temps de mettre un peu de pragmatisme dans toute cette chienlit de forces, de désir et de créativité. Désormais et à partir de dorénavant et dès qu’on pourra l’appliquer, on aura chacun un paquet d’heures à esquinter, pas la peine de venir pleurnicher après pour en ravoir, il n’y aura pas de tournée de rab, maintenant au boulot, je ramasse les copies dans une semaine.

Il a fallu revenir la queue basse, le vernis à peine sec, la rêvasserie brutalement interrompue ; expliquer aux copains le coup de San-Remo et du Hachesureux ; plier les forces du désir et de l’imagination, pour pas qu’elles se froissent au cas où elles devraient resservir. Ça avait des airs de lendemain de saoulographie. La consigne nouvelle manière était bien moins sexy, en fait terriblement terne : exit le glam qui fait pschitt, on avait une semaine pour inventer une licence pas chère. Ça tombait mal, j’avais stretching, je pouvais pas rester pour faire dring dring avec mon mignon poignet, mais je vous fais confiance, les gars, allez-y, tranchez dans le lard.

Las ! Autant nous, les feignasses, on est bons pour aller s’inventer des licences pas sensées pleines de tout un tas de cours que non seulement on adorera faire mais qui en plus permettront vraiment à nos étudiants de devenir de bons littéraires, autant quand il s’agit de dégainer les calculettes et d’enfiler nos costumes de mousquetaires de l’enseignement supérieur (« le pays où la licence est moins chère »), on est tout de suite moins emballés. Il a pourtant bien fallu s’y mettre, jour après jours, au caviardage de La Maquette. On est tous passés en Jivaro-mood. On a calculé si par hasard on pourrait pas comprendre Tacite en faisant seulement 17 heures de latin par an. Supputé qu’une heure trois quart de linguistique c’était bien suffisant. Argué qu’autant d’options, finalement, nuisait à la cohérence du cursus. Que l’éparpillement menaçait. Avancé timidement qu’au fond, tous ces cours de littérature, est-ce que ce n’était pas les materner un peu, et leur ôter la possibilité d’heures de lectures intimes, de découverte personnelle des oeuvres, lâchés dans les rayons de la bibliothèque universitaire comme de grands braques mouillés dans les sous-bois un matin de novembre, la truffe au ras du sol et la queue frétillante ? On a divisé des CM en deux sous-TD, converti des ECTS d’Ancien Français en coefficients de langues vivantes. On a négocié une mise en commun du cours d’Anglais avec les étudiants d’Italien ; suggéré que la méthodologie se fasse en amphi (« une bonne rafale de slides sur la recherche doc, ça passe, non, coco ? ») ; compensé la disparition du cours magistral de littérature au premier semestre par une demi-heure de tutorat avec des étudiantes de master, sur la base du volontariat. Gratté quatre heures ici, six heures là - il y aurait des cours qui s’interrompraient en février, mais on était lancés, pas moyen de nous arrêter dans notre frénésie d’économies.

(à suivre...)

mardi 5 mai 2009

On a fait La Maquette. Ma quête du Graal (3)

Ça n’allait pas durer. Le jeudi de un mois plus tard, justement, on s’est re-réunis pour réfléchir sur les maquettes. A croire que notre président il nous avait pas trouvés assez inventifs, assez désinhibés du cours magistral, à croire qu’il allait encore falloir imaginer comment ça pourrait être en idéal la fac de Lettres, avec des livres à la BU en nombre suffisant pour que tous les étudiants d’un même TD puissent les lire entre le début et la fin du semestre, avec des rencontres avec des metteurs en scène, des écrivains et des éditeurs le mardi soir à la fraîche, avec des soirées entières à refaire le monde au cours de discussions érudites et passionnées dans la cafète des étudiants repeinte par l’artiste en résidence (le tout aux frais de l’alma mater), avec des conférences publiques mensuelles sur les grands sujets qui agitent le monde des livres, de la littérature, de l’édition et de la connaissance… Je crois qu’on était pas mal à se frotter les mains, nonobstant encore une fois nos hypertrichoses palmaires congénitales, pour cette deuxième séance de travail, on avait eu le temps d’y réfléchir, entre une épilation maillot et un léger décollement de racines, il allait voir ce qu’il allait voir, on n’avait pas encore tiré toutes nos cartouches ! C’est qu’un Président, faut pas le décevoir, c’est un peu notre « Mètre du monde je vous ay oïs bande de cons » à nous.

Douche froide dans les quatre premières minutes. D’abord, subitement, y avait plus assez de chaises. Le temps qu’on se demande où elles avaient bien pu passer, toutes, une lueur frémit dans mon esprit encore agité par les soubresauts des forces du désir et de la création : c’est pas vraiment qu’il y a moins de chaises, c’est plutôt qu’il y a plus de collègues. Et même, plus précisément, plus d’anciens. Des qui sont là depuis trente ou quarante ans, qui ont vu l’Université anadyomène, dans les vaguelettes joyeuses de mai 68. Des professeurs des universités. Des « rang A », selon l’imparable nomenclature du corps des enseignants-chercheurs (tandis que nouzautres, simples « maîtres de conférences », appartenons au rang B, comme « bonnet B », ma taille de soutif). Mais au fait, c’est vrai ça, où étaient-ils, la plupart de nos « rang A », le mardi du mois d’avant ? C’est à peine si alors nous avions noté leur absence.

J’ai dû penser tout haut, les voilà qui dégainent tout un chapelet d’imparables bonnes excuses, c’est pas vrai, ils ont dû ruminer leur mot-de-billet dans le train en venant : le chihuahua du prof de littérature classique avait un ongle incarné, le prof de linguistique signait une convention doctorale avec l’université Eftimie Murgu, le prof de latin avait une soutenance de thèse, la prof de grec un colloque à Rio de Janeiro, la prof de littérature comparée un séminaire doctoral, le prof de poésie du XXe siècle un symposium en Corée… Bref : le fameux mardi, quand j’y pense, on s’était retrouvés là parce qu’on n’était qu’une pauvre bande de tire-au-flanc dont la présence n’était requise nulle part ailleurs par des tâches valorisantes. Mais ça allait changer, ils allaient nous remettre tout ça d’équerre, les anciens, les purs et durs, parce que vraiment, ça se voyait qu’on pouvait pas nous laisser la maison, on tourne le dos un instant et ça vous fout en l’air des décennies d’Humanités amoureusement polies au savon noir de l’érudition classique, virez-moi tout ce bazar de TICE et d’options, passez-moi la gomme que je remette le séminaire de morphologie historique à l’aplomb du cours magistral sur Vaugelas traducteur de Quinte-Curce.

Léger froid dans l’assemblée. Il neigeait dehors. Ma breloque se taisait peureusement. Les forces du désir et de la création bien rangées dans mon sac à main, entre les cachets de citrate de bétaïne piqués à ma baby-sitter et le coffret Juicy Rouge de Lancôme offert par ma mère. Mon hypertrichose palmaire, en revanche, frémissait. Ces jupes au pli impeccable et ces sourcils hautainement froncés m’impressionnaient. Je ne pouvais pas m’empêcher de ressentir cette petite torsion intime agaçante qui remonte au CM2, quand je mettais bêtement deux « r » à ironique, et que la maîtresse me faisait les gros yeux. Syndrome du bon élève. Saleté.

(à suivre...)

lundi 4 mai 2009

On a fait La Maquette. Ma quête du Graal (2)

La messe étant dite, j’avais dégainé le top en strech super moulant que je n’ose pas forcément porter en amphi mais quel dommage de le laisser dans l’armoire, les bracelets qui font drelin-drelin quand j’agite ma menotte en prenant des notes, et j’attendais que les idées fusent. Le coup du stylo et des bracelets drelin-drelin, je suis spécialiste. En réunion, les collègues sont tellement soulagés que quelqu’un prenne en note les débats qu’ils tolèrent parfaitement qu’à part noter leurs bavardages tu ne fiches rien de constructif, surtout pas proposer des idées. J’ai remarqué ça très tôt dans ma carrière, je ne me pointe jamais en réunion sans une batterie de stylos, un bloc-note fourni, et des bracelets breloques qui en s’agitant soulignent que « euh, moins vite, là, je bosse moi ! ».

Cette fois-ci, la breloque, c’était vital. C’est que le président, là, il voulait qu’on soit imaginatifs, qu’on libère les forces du désir et de la création. On avait carte blanche. Allez-y les gars, pourvu que ça soit créatif, pétillant, brande niou, avec de la mousse autour et du fondant dedans. C’est le genre de truc qu’il faut pas trop nous dire, nous. Ce mardi-là, faut avouer, on s’est un peu lâchés, façon collégiens devant un buisson de mûres. On en avait partout. Il voulait du nouveau, du créatif, du qui brille et qui fait pschitt avec de la plus-value intellectuelle ? On allait lui montrer de quoi on était capables. Au bout de l’après-midi, on lui avait ficelé une licence de lettres à me donner des crampes dans la breloque. Ça allait mousser, j’avais à peine eu le temps de prétexter une pause-pipi pour aller voir sur ma page page failleceboucque si le groupe « je fais moi-même mon blush avec des carrés Conté écrasés » avait gagné des abonnés.

On avait explosé notre quota d’heures de Méthodologie Générale, de Méthodologie Disciplinaire et de Méthodologie Transdisciplinaire, on avait tartiné la maquette de Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication, nos piou-pious allaient être les cadors de l’Environnement Numérique de Travail, les cinquième dan de la Recherche Documentaire en Autonomie, les yokozuna de la Remédiation Individualisée en Monitorat. Ils allaient faire tellement de langues anciennes qu’ils seraient les seuls diplômés français à parler latin couramment ; ils comprendraient le créole mieux que Césaire et la Langue des Signes mieux qu’Emmanuelle Laborit, et ils seraient même capables de voir que page 12 de son Cours de linguistique générale Saussure s’était un peu gouré, enfin il avait été imprécis. Pour ne rien dire des cours de littérature : des matinées de fascinants one-man-show en amphi, des après-midi entières passées sous les arbres à deviser de Racine et de Chateaubriand avec leurs professeurs, des soirées au coin du feu à lire des fabliaux et de la poésie sonore, des heures entières d’entraînement à l’oral, des exercices écrits, des séminaires, des conférences… Ce mardi-là, on s’était quittés contents de nous. En tout cas, les collègues étaient contents. Moi, je m’inquiétais un peu pour ma flemmingite aiguë, qui venait de prendre un coup dans l’aile.

(à suivre...)

dimanche 3 mai 2009

On a fait La Maquette. Ma quête du Graal (1)

Je me souviens, c’était un mardi, jour sombre s’il en fut jamais. Enfin, le premier jour, c’était un mardi. Après, on s’est retrouvés le jeudi un mois plus tard, et puis le mardi suivant, et ensuite trois vendredis de suite, un lundi banalisé, puis une flopée de réunions le soir, puis de nouveau tous les jeudis pendant deux mois, et après ça s’est emballé, on faisait les maquettes le matin, l’après-midi, on les refaisait le soir, on en parlait au déjeuner et on en rêvait la nuit. Le jour où Milou m’a demandé si je préférais partir en vacances en train ou si on faisait péter un billet d’avion, et que j’ai répondu d’un air absent « ça dépend, c’est combien de crédits ECTS ? Tu crois qu’on peut les convertir en Smiles ? », là, j’ai su qu’on avait été trop loin avec les maquettes - c’est là aussi, ça y est ça me revient, que Milou s’est mis à parler avec attendrissement de la nouvelle stagiaire un peu godiche mais vraiment gentille qui venait d’arriver dans la boite.

Mais le premier mardi, non, on était loin de s’imaginer l’enfer que ça allait être, de faire les maquettes. Déjà, le nom, ça faisait pas sérieux. Après, les gens, ils croient que les universitaires passent leur temps à jouer aux Lego. L’expérience aurait dû nous mettre la puce à l’oreille, un nom rigolo comme ça ne présageait que des emmerdements. Suffit de savoir que le logiciel qui sert à comptabiliser nos heures s’appelle GEISHA, que la pénurie usuelle est organisée par une application - SAN REMO - qui usurpe le nom d’une charmante ville de Ligurie, et que la dysharmonie permanente est mise en musique par HARPEGE, pour comprendre que les soubassements de la fac sont rongés par des esprits facétieux qui ont décidé de nous faire crever de rire (et je ne dis rien du gros bazar qui sert à mesurer la profondeur des abysses d’ignorance de nos étudiants - et de temps en temps à leur décerner un diplôme - que les mêmes esprits vengeurs ont baptisé APOGEE). Mais je crois que le must reste à venir avec SYMPA. Alors, évidemment, appeler « maquette » le schéma global des enseignements année par année (avec ses volumes horaires, ses coefficients, ses intitulés d’UE, de cours et de TD, et ses fameux zeucétéhesses qui servent à garantir qu’un étudiant d’ingénierie des plastiques à Limoges pourra faire reconnaître sa formation dans un cursus de sciences du langage à Bratislava), c’est un piège.

Naïve et court vêtue, mais tout de même de blanc, me voilà donc assise, ce mardi, au milieu de mes petits camarades de la filière Lettres, brandissant de ma jolie mimine manucurée le stylo qui allait nous permettre de tracer sur le papier les ondoyants et nécessaires contours de La Maquette - oui, c’est moi qui tenais le stylo, ce jour-là : le prof de XIXe n’arrivait pas à mettre la main sur le sien, les latinistes n’avaient pris que leur Palm et ma collègue de comparée faisait sécher son vernis. L’atmosphère était débridée : le président en effet s’était montré over-tolérant sur ce coup-là. En théorie, on avait encore le temps, mais lui, il préférait qu’on s’y mette tout de suite, à ces maquettes. Un grincheux avait bien essayé de lui faire remarquer que là, on était à peine à mi-contrat, c’est à dire qu’on n’avait expérimenté les maquettes actuelles que depuis une année et demie, que c’était peut-être un peu court pour dresser un bilan et proposer des améliorations - peine perdue. On nous avait fort justement rétorqué que le fait d’avoir mis en oeuvre les maquettes actuelles depuis moins de deux années universitaires ne nous avait nullement empêché de remplir et de renvoyer les « navettes » d’évaluation, donc il n’y avait plus aucune raison désormais pour qu’on ne se livre pas, du même mouvement allègre et gracile, à l’évaluation finale desdites maquettes, et à leur total relooking. Entre nous, relooker des maquettes avant même d’avoir eu le temps de tester les trois années de la licence qu’elles décrivent, c’est comme poser un eye-liner avant l’ombre à paupières, mais bon.

(à suivre...)

samedi 2 mai 2009

Portrait de l'écrivain en animal domestique (2)

"Il employait bobos pour misères. Il allait au plus court. Ou au plus outré. Il empruntait rarement la voie moyenne. Il disait encore: Qui se regarde trop s’avilit. Il aimait particulièrement cet axiome. Il le répétait à l’envi. Qui se regarde trop s’avilit, c’est la raison pour laquelle, écrivez-le, je suis contre l’allocation chômage. L’allocation chômage est le fléau du siècle, affirmait-il. L’allocation chômage ne fait qu’entretenir l’oisiveté et le torrent de vices qui en résultent. L’allocation chômage détruit à plus ou moins long terme ceux qu’elle est censée soutenir. Je suis contre! contre! et contre! écrivez-le. Les chômeurs sont la lie de la société, dont ils attendent tout, qu’elle les torche et les lange, c’est répugnant. Moi, disait-il en se rengorgeant, c’est parce que personne ne me vint en aide, pas même ma maman, c’est parce que personne, jamais, ne me fit l’aumône, que je pus devenir le Number One que je suis devenu. D’ailleurs, j’aurais craché sur la pièce si quelqu’un me l’avait jetée.

Tobold s’est fait tout seul, écrivis-je, il est à lui-même sa propre providence, ce qui l’amène à mépriser toutes les actions compassionnelles quelles qu’elles soient et d’où qu’elles viennent.

L’allocation chômage est un encouragement à ne rien foutre typiquement français et d’une sentimentalité dégoûtante, reprit-il avec véhémence, le reliquat d’une philanthropie malsaine qui a pour effet déplorable de bouffer le pain des contribuables et d’exalter indifféremment:- un: les pulsions libidineuses qu’un repos prolongé attise jusqu’à la démence,- deux: une introspection morbide pouvant aller jusqu’à la rumination,- trois: un intérêt exagéré pour le dysfonctionnement des organes mous, les foies ombrageux, les rates perfides, les entrailles rebelles, les migraines métaphysiques, les douleurs péri-anales qui montent au cerveau en traversant le coeur de part en part, et autres semblables répugnances qui excitent la compassion des infirmières en manque sexuel, berk.Du reste, j’envisage de demander, dans les termes les plus sévères, l’annulation de tous les subsides, alloca­tions, pensions diverses et faveurs incroyables, attribués aux incapables. Non, non, ne le notez pas. Je vois à votre visage que ce projet risque d’être totalement incompris des... idéalistes.

Il prononça ces derniers mots avec la patience légèrement contrariée qu’on manifeste envers des parents pauvres ou des enfants turbulents.Une fois encore, j’eus l’impression que je ne parvenais pas à susciter chez lui l’estime bienveillante que l’état d’écrivain causait d’ordinaire chez les personnes éclairées.

Et je désespérais."

vendredi 1 mai 2009

Billet TLF: Portrait de l'écrivain en animal domestique (1)

En août 2007, pendant que la loi LRU passait en loucedé et que Yasmina Reza publiait l'immortel L'Aube le soir la nuit, Lydie Salvayre publiait Portrait de l'écrivain en animal domestique. Extrait (en deux temps) choisi pour la fête du travail...


"Retenez bien ceci, mon petit, me dit-il: tous les hommes donnent leur accord sans réserve dès lors qu’à l’avance ils savent qu’ils seront récompensés.
Et bien qu’intérieurement je m’insurgeasse contre une telle affirmation, je me gardai de manifester mon désaccord, vu que j’avais moi-même reçu une énorme récompense pour écrire ce que, désormais, j’appelais l’ évangile.
Heureusement, Tobold ne me laissait pas le loisir de m’appesantir sur les ruades et soubresauts de ma conscience ni de me livrer aux misères masochistes de l’introspection, car il courait sans désemparer d’un rendez-vous à l’autre, d’une réunion à l’autre, d’un aéroport à l’autre, en perpétuel mouvement, et moi derrière, comme un toutou; ou bien il s’enfermait dans son bureau monumental pour y concocter ses coups (spéculer c’est jouir, maxime toboldienne), surveiller les flux boursiers, recevoir un chef de projet, un ministre des Finances, ou un représentant de l’OMC, fomenter des rivalités entre managing directors pour les mieux neutraliser, toujours dans l’urgence, toujours requis par quelque affaire, tou­jours effréné, impatient, ultra-speed, toujours en proie à une sorte d’exaspération anxieuse, toujours d’attaque, ne déposant jamais les armes, ne cherchant jamais le repos, conçu comme une maladie, et moi à prendre des notes hâtives en vue d’écrire le troisième Testament, pas moins! Jamais, en tout cas, jamais je ne le voyais tran­quille et désoeuvré, questionnant les présages au travers des fenêtres, ou arrimé aux songes (ainsi qu’il m’arrivait de plus en plus souvent lorsque je me repassais, en égoïste, le film de ma rencontre avec Bob (De Niro), tandis que Tobold, tout occupé des affaires mondiales, s’interrogeait sur la chute du yen et ses conséquences indirectes sur la politique étrangère), jamais je ne le surprenais l’esprit ailleurs, ou vide. Car je crois que le vide l’effarait comme une forme de la mort, le vide que Démocrite avait décrit, pour nous épouvanter, comme la chose absolument impérissable (ainsi procèdent les grands esprits), relayé par Pascal qui l’avait déclaré, de surcroît, mortellement attractif, à l’instar du sexe, où se dissimulait le Malin, mais je m’éloigne du sujet, encore que. Tobold, que le vide effarait, disait: Tout le malheur des gens vient de ce qu’ils ont trop le temps de se pencher sur leurs bobos."