mercredi 1 juillet 2009

Jolie bouteille, sacrée bouteille (I)

Oui mais non mais je vois ce que vous voulez dire mais là ça ne marchera pas, c'est tout. Pas ce soir. Vous savez, j'ai déjà tout essayé pour me changer les idées. D'abord, j'ai commencé par cacher le dernier paquet de copies toutes corrigées de rouge, pleines d'annotations et de remarques judicieuses, amoureusement concoctées pour leurrer mon amour-propre et me faire à croire à moi - pas à eux, ils ne sont pas si bêtes, les étudiants - que c'était une session d'examen comme les autres. Hop, les copies, planquées dans une chemise, elle-même fourrée dans une grosse enveloppe, que j'ai ensuite glissée dans mon cartable, avant de le pousser du pied sous mon bureau. Mais ça n'a pas suffi. Alors j'ai aussi plié en seize le courrier me demandant officiellement de détailler et de justifier toutes mes séances de rattrapage, tous mes cours sauvages, tous mes enseignements alternatifs, tous mes polycopiés distribués dans un couloir aux sept étudiants qui avaient feinté le piquet de l'entrée, tous mes supports de cours en ligne, toutes mes réunions pédagogiques dans des cafés (aaah, mais c'est pour la bonne cause, hein, bien sûr : pour s'assurer que la formation des étudiants est aussi complète que possible, pour prendre la mesure de mon dévouement, pour reconnaître mes efforts à leur juste valeur). Eh bien, ce courrier de flic me demandant quasiment de rendre compte de mon emploi du temps heure par heure pendant toute la durée de ma grève, je l'ai donc plié en seize, et je l'ai rangé dans la poubelle, sous une peau de banane et six dosettes de café humides et dégoulinantes. Quand les flics en cravate viendront me demander si je ne manque de rien quand je tombe de sommeil sur un mémoire de master un vendredi à 2h30 du matin, quand ils s'excuseront de me parler comme à une OS dans un mauvais remake de Claire Etcherelli, quand ils arrêteront de s'imaginer en héraults d'une modernité qui ferait rire les chaises dans le moindre cabinet de conseil en gestion du personnel, quand ils penseront à me rembourser les six cents euros de bouquins achetés pour mon dernier cours d'agreg, alors oui, ce jour-là, je leur raconterai comment j'ai fait pendant quatre mois le grand écart (et c'est un bel exploit, avec autour des reins ce splendide chiffon Max Mara en duvet de poussin des Andes rebrodé) entre la grève et les cours, entre l'obstination hargneuse des ministres et la panique montante des étudiants.

Et puis voilà. Quatre mois de conflit, historique, on vous dit, l'Université n'avait pas connu ça depuis, ouh là là, jamais, dites donc, même David Pujadas sentait qu'il se passait quelque chose, c'est dire. Oui. C'est surtout la manière dont on s'est foutu de nous, qui est historique. Le moindre marin-pêcheur colle son chalutier en travers de la rade, zou, on lui envoie un ministre. Quand nos amis paysans mettent le feu à des piles de palettes devant les dépôts Leclerc, hop, une mission de conciliation. Les chauffeurs de taxi font un peu l'escargot boulevard Magenta, pfuitt, plus de décret. Nous, que dalle. Du mépris, des mensonges, des longueurs, des céhèresses habillés en cosmonautes, des présidents d'université qui dansent la macareña tellement ils tortillent du cul. Ils sont passés en force. Ils nous ont cassé les reins. Ils se sont moqués du monde. Non, décidément, ce soir, je l’avoue, je me sens en petite forme. J'aimerais rire un peu mais mon zygomatique, lui, est toujours en grève. J’ai eu beau me revernir quinze fois les ongles des pieds et vingt-cinq fois ceux des mains, j'ai eu beau recompter tous mes tubes de rouges à lèvres en les classant par ordre de taille, puis par ordre de prix, puis par nuance de couleurs, j'ai eu beau essayer en même temps mon nouveau blush éclat-des-jardins et le dernier mascara « Colossale Finesse », j'ai eu beau prendre un bain d’huile relaxante aux fragrances douces et fruitées d’orange, de mandarine et de lavande propices à la détente, j'ai eu beau mettre mes délicats orteils en éventail sur le rebord de la baignoire, rien n'y a fait, je suis triiiiiste, voilà.

J'ai même acheté Voici, Jour de France, Paris-Match, et Gala, histoire de découvrir les dernières robes de Rachida Dati et Rama Yade (non mais vous avez remarqué, d’ailleurs, à quel point elles sont merveilleusement naturelles au milieu des vedettes hollywoodiennes ?), ça n'a pas marché non plus. J’ai le moral dans les bas-résilles. Odilon Bébé Bourdon et Gaspard Bébé Cafard me chantent un blues en boucle. Ils ont la voix rocailleuse de Tom Waits et pincent les cordes de mon hypertrichose palmaire au rythme d’une ritournelle lancinante. Est-ce d’avoir trop tourné, belle obstinée, que mon cœur se lézarde quand je songe à la lutte ? Est-ce d’avoir trop (sur)veillé que ces pensées m’assomment autant qu’un uppercut (je sais, vous attendiez une rime aristotélicienne, eh ben non) ? Et si je tremble un peu, est-ce de voir rougir ces copies d’étudiants, qui s’épongent le front, qui disent oui, qui disent non, et puis qui foutent le camp ? Oooooh, c'est joli, ce que j'écris, ce soir, je vais reprendre un verre de ce magnifique Chablis, c'est peut-être ça qui va me sauver, tiens.

Ce devait être la lutte finale, la réfection du genre humain, les lendemains qui chantent, le soleil above, radieux… Tous solidaires dans la ronde des obstinés, tous motivés, motivés, on devait rester motivés. Et aujourd’hui, quoi ? Il nous reste les yeux pour pleurer, sauf que mon mascara n’est même pas waterproof et que pleurer ça me donne le nez rouge, et que le look Auguste est incompatible avec ma classe impériale de grosse feignasse. Alors je renifle, je serre les dents, je souris, je me retiens. J'ai l'impression que si en plus je pleure, toute ma belle culture littéraire va achever de se désagréger, et je vais dégringoler lourdement dans le portrait psychologico-lacrymal à la Marc Lévy. Pas question. Je me retiens. Tu te retiens, il se retient, nous nous retenons. Nous retenons les notes. Notes retenues, retenues sur salaire, l’air malin, mal inspirée, pire jamais sûr, hi, hi, je pourrais me refaire les trois petits chats peau de paille à son. Ouh là, ça part en vrille. D'ailleurs, en parlant de paillasson, il me reste quand même aussi un canapé où me vautrer, roulée dans mon châle en vigogne caramel. Et puis il y a de la lecture, là, coincé entre deux coussins, qu'est-ce que c'est ? Tiens, le Cauchemar de Humboldt, je vous le recommande pour les soirs de déprime, c'est presque aussi chouette que Bridget Jones, sauf qu'en plus ça finit mal. Non, c'est absolument évident, il n'y a que mon vieux Chablis dans son verre ventru qui saura peut-être faire cesser ma pluie intérieure. Enfin pas un verre. Trois verres. Et même la bouteille, tiens, au point où j'en suis. C'est fou, ces grands verres de dégustation, ce que ça contient.

Sapristi, mais c'est vrai, la bouteille est vide ! Même le vin me fuit. C’est pas vrai, je l’ai déjà finie, je n’en reviens pas. Et ce soir, Milou, il n’est pas là. Je suis toute seule, et j’en ai marre. Marre marre marre. Et quand y en a marre, y a Malabar, Malabar (je chantonne gaiement tout en retournant mon verre vide). Si seulement Malabar pouvait être là, et faire la nique aux Pécresse poil aux fesses, aux Darcos poil à l’os, aux Sarkozy poil au – tout petit – zizi (je sais je m’égare, mais ce soir je m’en fous), qui font une nouba d’enfer sur les cortex complètement ratatinés des Enseignants- Chercheurs, qui en saignant cherchent heur. C'est marrant : plus j'ai l'impression de me façonner le foie de Michel Simon, plus je cause comme Raymond Queneau. Question de génération...

(à suivre...)


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