mardi 19 mai 2009

Le colloque: la suite (4)

Sérieux, nous l’avons été. Pendant trois jours, les interventions se sont succédées à un rythme soutenu, suivies de débats animés et vifs. J’étais en transe, mon hypertrichose palmaire buvait du petit lait concentré sucré, j’en oubliais même mes ongles rongés par l’angoisse pré-colloquante. Il faut dire que mes invités avaient parfaitement compris ce que j’attendais d’eux : qu’ils justifient ma fainéantise, qu’ils caressent ma paresse, qu’ils donnent du sens à mon indolence, qu’ils déploient les infinies significations de ma procrastination. Et qu’on ne vienne surtout pas me seriner que l’oisiveté est la mère de tous les vices. Mes collègues ont eu le bon goût, en ces temps de sarcoïdose aiguë, de plaider en faveur d’une légitime nonchalance. Ainsi n’ai-je appris que des choses encourageantes, sur la merveilleuse étymologie du mot « école », les joies de l’otium cum dignitate (ça m’allait aussi bien que ma robe coquetèle), si préférables à celles du neg-otium, les délices de l'otium litteratum que je pratique avec ardeur… On n’avait pas attendu Lafargue pour proclamer le « droit à la paresse », ni Russel pour entonner un chant « in praise of idleness ». Qu’on se le dise : on se faisait du lard de fainéant dès l’Antiquité, et c’était même le propre de l’homme libre. Horace, la Bible, Sénèque, Rabelais, Cicéron, Erasme, Montaigne, Saint Thomas, Thomas More… tant d’autorités qui attestaient du bien fondé de ma démarche, tant de voix pour célébrer le temps non pas gagné, mais perdu, tant d’intelligence dépensée pour des ramassis de feignasses qui finiront quand même au bagne!

Le bagne… La conférence brillante, rigoureuse et prodigieusement angoissée d’un jeune doctorant a tout à coup fait craquer l’épaisse couche de vernis dont j’avais enduit mes ongles et ma mémoire. Je ME revois, recevant mon invitation au premier colloque de ma vie:

Aussitôt assaillie par les symptômes habituels du travailleur névropathe (enthousiasme, appréhension, alternances de surexcitation et de tachycardie, lectures frénétiques, pages noircies puis aussitôt brûlées, etc.), je m'attaque à la préparation de la conférence que je suis censée prononcer, conférence qui, crois-je naïvement, marquera mon entrée dans le monde savant. Pendant des nuits je me shoote à la note-en-bas-de-page, parfois mélangée avec du contrôle-de-citations-sur-douze-éditions-différentes, et je m'octroie même une ou deux fois, sur le coup de quatre du mat, le luxe suprême de la retraduction-de- l'original-en-latin-que-personne-n'a-lu. Pas peu fière, et totalement inconsciente du danger (alors qu'il est manifeste que je galope tout droit vers l'infarctus du cerveau), me voilà donc au matin de la première séance du colloque, attifée comme une première communiante, les tempes bourdonnantes et la robe bien sage, dandinant mon inexpérience et ma volonté de bien faire sous le nez de barbons blasés que je crois séduire quand je me contente - mais hélas je n'en ai alors nulle conscience - d'agiter sous leur nez le spectre de ce qu'ils détestent et fuient avec une prudence désormais consommée : le plaisir de bosser comme un noeud sur un sujet dont tout le monde se tamponne sauf moi – et peut-être aussi la silhouette exquise d’une jeunesse à jamais perdue.

Consciente de ma toutepetitesse et de l’obscure précarité qui tombe de mon étole élimée, je vais humblement m'asseoir au dernier rang d'une vaste salle de conférence, dont la charpente médiévale résonne de l'écho des micros. Le maître de cérémonie prend alors la parole et présente les orateurs de la matinée : littéralement submergée par le déferlement de titres prestigieux, bercée par les noms exotiques des universités lointaines comme le Marius de Pagnol par l'idée des Îles Sous-le-vent, je rêve de gloire en ouvrant mes esgourdes, prête à capter la moindre écume de savoir dans le flot d'intelligence qui, j'en suis sûre, va déferler.

(à suivre...)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire