Pourtant, j'ai senti très tôt que rien n'allait se passer comme prévu. Il faut dire qu'on courait avec un sérieux handicap. D'une part, pour éviter que les gauchistes enragés, manipulés et sûrement payés par l'Anti-France ne viennent s'opposer physiquement à la tenue des examens, consigne a été donnée aux secrétariats pédagogiques d'organiser les examens sur le campus de médecine, dont les bâtiments d'alu brossé, de verre dépoli et de bois des îles sont opportunément situés à trois quarts d'heure de bus du centre-ville, de sa fac de lettres aux couloirs décrépis couverts de graphs, et de ses trotskystes hystériques et certainement caténairoclastes. D'autre part, étant donné que la moitié de l'UFR est toujours en grève, les secrétaires ont un peu chargé la barque pour remédier à la pénurie de surveillants : “on vous a mis ensemble avec Monsieur Machin, hein, dans un grand amphi. Vous aurez aussi les étudiants de l'option "Mythologie grecque et souffrance sociale", si vous voulez bien, ils ne sont pas nombreux”. Bon, va pour Machin, et pour les mythes grecs. Ça ne fait jamais que trois épreuves différentes dans le même amphi. Et puis finalement, on a aussi écopé des étudiants de l'UE "La féminitude dans l'art latino-américain" et des inscrits à l'option “Marginaux et marginalité dans l'Irlande précolombienne”, à moins que je mélange. Tous ces braves petits sont donc convoqués un beau jour à 17h30 dans l'Amphi Ambroise Paré pour plancher sur ces différents "PIPOTI" (Programmes d'Innovation Pédagogique par Option Transversale Interfilière).
Le jour venu, je me prépare soigneusement, mais je ne peux pas m'empêcher de flairer le coup tordu. Tous mes chakras se referment et j'ai le karma qui couine. D'abord, il faut que je parte avec pas mal d'avance, parce que le campus de médecine est loin, et que j'ai de bonnes chances de me perdre et de passer vingt minutes à errer entre les chênes rouvres et les acacias robiniers en cherchant le bâtiment Z 56 dans lequel se trouve l'Amphi Paré, où m'attendront le prof de mythologie grecque, ainsi que Machin et tous nos impétrants. Ensuite, non seulement je trimballe quatre kilos de copies vierges et de réserves de brouillon (sans compter les cinq enveloppes brunes et ventrues qui recèlent les précieux sujets), mais en plus, aujourd'hui, à titre exceptionnel, je dois me coltiner deux ordinateurs portables avec alimentation, rallonges et chargeurs. Milou, il lit la presse, et depuis qu'il a vu qu'à Toulon on vendait des diplômes aux Chinois et qu'à Clermont-Ferrand les étudiants roumains venaient payer leur carte d'étudiant avec des rouleaux de billets, il me charrie un peu sur notre train de vie, à l'alma mater. Ce qui fait que ce soir quand il m'a vue partir avec mes deux ordinateurs, moi qui ne sors d'habitude qu'avec un délicat baise-en-ville et surtout pas de cartable, il m'a demandé en ricanant si on avait un deal “diplômes contre portables" avec une filière polonaise.
Oui, parce que les deux ordinateurs en question, ils sont un peu polonais. Le premier, il doit servir à un étudiant handicapé qui a droit à un tiers-temps supplémentaire et une aide à l'écriture. C'est prévu dans la loi, convenu avec la médecine préventive, et on a bien rassuré le jeune homme en lui garantissant que oui, pas de problème, pour cette épreuve comme pour les autres, on lui apporterait de quoi composer, qu'il n'avait pas à se faire de souci. Mais à moi, c'est un autre discours qu'elle a tenu, Geneviève : “Bon, voilà le portable pour le tiers-temps, je vous le donne, mais c'est pas sûr qu'il marche, hein !”. Donc ça va être la surprise… Le deuxième, il m'a été fourgué par le prof de mythologie grecque qui, finalement, au dernier moment et sans que ça soit en rien prévisible, a dû se décommander de la surveillance, “mais j'allais très bien me débrouiller, c'était simple, le sujet consistait en une analyse iconographique, une série de vases grecs qui défilerait en boucle à l'écran, sous forme de Powerpoint, je n'avais qu'à lancer la machine, ça tournait tout seul”. Tout seul, mon œil…
(à suivre…)
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