vendredi 19 juin 2009

LGF surveille un examen (fin)


La sortie fracassante de Cerbère a cependant fait son petit effet parmi nos ouailles, et les étudiants affluent au bureau, brandissant leurs copies étiques (mais bon, sang, où passe tout le papier qu'on leur distribue ? ils le mangent ?!) dont je gère le flux aléatoire avec une maestria longuement affutée au tri bimensuel de mes fiches-cuisine, quand une étudiante ingénue me demande impromptu d'une voix douce : “Pardon, Madame, vous aurez corrigé nos copies pour lundi ?” Comme elle a dit ça avec un adorable sourire, je réprime le ricanement qui s'impose pourtant, et lui réponds posément que non, vraiment pas, vu qu'on est vendredi soir et qu'ils sont 250. Alors, tandis que je m'émerveille in petto de l'amusante naïveté de ces étudiants qui ne se représentent absolument pas le temps délirant que nous allons passer sur leurs oeuvres du simple fait de leur nombre, la charmante petite reprendre d'une voix toujours aussi douce : “Non, parce que nous, normalement, en biologie, c'est lundi les résultats…”

Devant une si évidente mal-comprenance, je garde cependant mon calme, eu égard au sourire et au ton fleuri, si inhabituels sous nos latitudes estudiantines, et j'explique à la gracieuse jeune fille que ce n'est bien entendu pas possible qu'“en biologie” ce soient les résultats lundi, vu que TOUS les étudiants de cette fichue faculté doivent avoir une note de PIPOTI, et que, justement, les épreuves de PIPOTI ont TOUTES lieu ce vendredi soir, jusqu'à 19h30 dans le meilleur des cas — ce qui rend hautement improbable l'hypothèse de paquets de copies miraculeusement corrigés durant le week-end, de notes rendues lundi à l'heure d'ouverture des bureaux, puis dispatchées par de diligentes secrétaires dans les mille et un départements d'appartenance des étudiants concernés, afin que, l'inénarrable logiciel Apogée ayant “mouliné” les notes et produit de savants calculs de coefficients, les procès verbaux correspondant aux 27 diplômes différents soient édités fissa, de sorte que les 27 jurys dûment assermentés se réunissent et soient en mesure de proclamer les résultats définitifs avant le coucher du soleil… Mais elle n'en démord pas, la souriante : “Si, si, nos résultats sont affichés lundi soir, le doyen s'y est engagé, et les rattrapages commencent donc mardi, alors je voulais savoir si votre note…” Elle ne finit pas sa phrase. A ses côtés, un grand maigre au menton rongé par l'acné, les cheveux dressés façon yéti dans Tintin au Tibet, opine aussi gravement que son polo Lacoste contrefait lui en offre le loisir.

Une pensée soudain me glace : et si la jeune souriante avait raison ? Et si le département de biologie avait effectivement prévu de donner les résultats de l'année dès lundi ? Après tout, en biologie, ils n'ont pas été bloqués très longtemps, et la grande majorité des cours s'est tenue normalement. La mécanique cérébrale que j'avais prévu de laisser en repos durant cette surveillance se remet péniblement en branle, cliquetant de tous ses rouages, et les idées parviennent une à une, par ligne de conséquence, jusqu'à ma conscience : si la jeune souriante a raison, alors les jurys de biologie délibèrent lundi. Si les jurys de biologie délibèrent lundi, c'est que les procès-verbaux sont déjà édités à l'heure qu'il est, c'est évident. Or, si les procès-verbaux sont édités, c'est que le logiciel Apogée a pu calculer les moyennes et les crédits ECTS. Mais alors, si Apogée a pu mouliner, c'est que les “lignes” de notes étaient déjà toutes remplies. Y compris la ligne correspondant à l'épreuve d'Option Transversale Interfilière que nous venons de surveiller... Blême, je me retourne vers Machin, qui en fait me dévisage, aussi blême, depuis un moment. Machin, il est moins larvaire que moi, et ses méandres neuronaux ont fait circuler la pensée plus rapidement que les miens, ce qui fait que, devant mon regard de poisson, il termine à haute voix le raisonnement auquel je viens de me livrer péniblement : “… c'est donc qu'ils viennent tous de plancher deux heures pour que dalle, parce qu'on leur a DÉJÀ mis une note bidon à leur insu, pour neutraliser la matière. Sans nous le dire.”

J'avale ma salive, avec ce doute lancinant qui m'envahit toujours lorsque, malgré mon haut degré de cynisme encroûté, je prends en pleine poire la totale absurdité de l'univers professionnel derrière lequel je tente de camoufler ma flemme. J'essaye de trouver un côté positif à l'information qui s'installe tranquillement dans ma conscience : les notes sont déjà attribuées, et les diplômes avec, nous venons de jouer une petite mascarade discrète, deux cent cinquante étudiants et moi, c'est inimaginable, mais au moins je n'aurais pas à corriger ces centaines de copies. Oui. Bon. Est-ce que ça me rassure vraiment, ça ?… Machin interrompt alors ma rumination en suggérant que, maintenant que l'amphi est désert, on pourrait peut-être plier les gaules ? Je m'ébroue, je toussote, et je commence mécaniquement à remballer les PC, les rallonges, les copies dans les sacoches et les enveloppes idoines, tandis que Machin empile les copies vierges en un joli tas, de taille finalement assez conséquente. “Elle va être contente, Geneviève — je dis —, quand je vais lui rapporter tout ce paquet de feuilles à ré-employer !” Je me vois déjà posant négligemment sur son bureau le tas providentiel sauvé du désastre, et la lumière dans son regard : émotion, soulagement, gratitude éternelle, un coup à ce qu'elle accepte, là, tout de suite, si je sais profiter du kairos, de me transférer mon courrier dans le Lubéron entre mi-mai et mi-octobre (prétextant colloques et symposiums à l'étranger). C'est là que je réalise l'ignoble fourberie de Machin : alors qu'il est en train de glisser ses copies dans son porte-document, j'aperçois dedans, soigneusement emballée dans son blister indemne, UNE RAME ENTIÈRE de copies vierges, que ce type a sournoisement soutirée en début d'épreuve, pour fayoter auprès de Geneviève !

J'ai toujours su que ce Machin était au fond un vrai s…

1 commentaire:

  1. C'est toujours aussi jubilatoire de vous lire.
    En passant, puisque l'été approche, qu'on va pouvoir abandonner les copies pour des lectures moins étiques, la référence d'un bouquin qui vient d'être (ré)édité, que vous connaissez sans aucun doute, mais bon...
    Une apologie des oisifs de R.L. Stevenson, chez Allia (80 pages).
    Avec cette citation adaptée aux grosses feignasses de l'Université, assumées, "une activité intense, que ce soit à l'école ou à l'université, à l'église ou au marché, est le symptôme d'un manque d'énergie alors que la faculté d'être oisif est la marque d'un large appétit et d'une conscience aiguë de sa propre identité".
    Non mais !

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