L'AG. C'est, depuis deux mois, mon quotidien et celui de quantité d'autres feignasses qui, comme moi et comme chacun sait, n'en foutent pas une. Faute de faire cours, je tiens un blog où je raconte que je fais cours et, la nostalgie aidant, j'ai sans doute été un poil (dans la main) grandiloquente. Mais cela m'a presque autant consolée qu'un verre de Lafon Rocher 1982.
Un cours magistral, des pédagogues modernes vous le diront (il m’arrive d’en lire un bout, à mes heures perdues), c'est pas bien, mal, nul, bête, dépassé, bourgeois, c'est même quasiment fassiste. D'ailleurs, le qualificatif même de la chose la dénonce assez : un cours magistral, c'est un cours fait par des gens qui se prennent pour des maîtres, comme dans l'ancien temps, bouh, les archaïsmes à pattes, heureusement d’aucuns veillent au grain démocratique et dénoncent à longueur de rapports les pratiques rétrogrades des universitaires comme moi qui persistent à croire que transmettre un savoir en partant de celui qui sait pour aller vers celui qui ne sait pas c'est moins idiot que le contraire (mais l’honnêteté m’oblige à dire que, de même que tous les universitaires ne sont pas de grosses feignasses comme moi, de même tous les pédagogues ne sont pas à enfermer dans un coffre dont l’enseignant jetterait la clef avant de se rallonger sur sa serviette de plage pour profiter du soleil breton). Néanmoins, une fois pour toutes, retenez-le bien, faire un cours magistral, c'est encore plus ringard que de boire un Malibu-orange en écoutant du Matt Bianco. Voilà.
Normalement, en authentique grosse feignasse diplômée, je devrais me réjouir de cette inéluctable évolution vers la modernitude de demain : en effet, un cours magistral, du point de vue de la maîtresse (et la maîtresse c'est moi, comme dit Valérie à son dir-cab les soirs d'orgie, mais je m'égare), un cours magistral, c'est du boulot. Beaucoup de boulot. Tant de boulot, d'ailleurs, que j’aurais du mal à le quantifier, ce qui est absolument atroce lorsque, comme moi, on n'a pas de souci plus constant que de minimiser son effort. Xavier et Valérie ont beau m'expliquer que je dois m'adapter, et Nicolas le Petit a beau me montrer l'exemple en se moquant publiquement de l'accord du participe passé, je suis un peu bornée, et je persiste à travailler, entre deux couches de vernis à ongles, sur des textes et des problèmes que j’ai la faiblesse de considérer comme vrais. Ce qui prend un temps littéralement dé-mesuré.
Prenons un exemple (élément essentiel pour une démonstration réussie) : le cours que je m'apprête à professer, coincée derrière mon micro, le chemisier resplendissant et les joues roses, devant un parterre de jeunes femmes déjà lasses, porte sur un point apparemment secondaire de l'histoire de la littérature. Quand j'ai annoncé le titre, il y a quelques secondes, j'ai vu les épaules s'affaisser et des soupirs flûtés jaillir un peu partout de bouches abattues (et, l’honnêteté encore m’oblige à le dire, pas toujours aussi joliment dessinées que la mienne). Pourquoi ? Parce qu'à première vue personne, même pas moi, n'a vraiment envie de passer deux heures à suer sur « les formes de la culture populaire dans les romans américains du premier XIXe siècle ». Ça sent le renfermé, la poussière, le point de détail, le cheveu coupé en douze, le microscope électronique pour rat de bibliothèque, et même l’enculage de mouches, comme disait élégamment l’un de mes professeurs lorsque j’étais encore une apprentie feignasse aux genoux cagneux. Dehors il y a la vie partout, et moi je vais condamner soixante-dix-neuf personnes dont les hormones gazouillent à se visser sur une planche de bois blanc en m'écoutant pérorer, tout en faisant de jolies volutes avec mes mains aux ongles vernis d’un vieux rose superbe, sur des anecdotes et des péripéties.
Oui, mais voilà, si l'on creuse un peu le sujet comme j’ai eu la funeste idée de le faire en me disant qu’il ne m’emmènerait pas bien loin et que j’aurais le temps d’un bon bain chaud avant de dormir, il se trouve que le petit machin rabougri et fastidieux se déploie comme une feuille de thé dans l'eau bouillante (hélas pas celle de mon bain, reporté sine die). Il se trouve qu'il résonne d'échos, que son minuscule coin de jardin lance des vrilles vers d'autres prés pas carrés du tout, et que le point de détail se révèle finalement constituer un carrefour très passant. Pour que ce carrefour soit carrossable pour mes auditrices (et pour mes rares auditeurs), il a fallu que j'organise (que j’organisasse ? c’est joli, ça rime avec feignasse, mais ça va alourdir inutilement mon propos) cette jungle de références, que je sorte ma machette et que je m'enfonce dans les ronciers des commentaires, que je tire la substantificque moelle de cet article lu l'année dernière dans la Revue Hilarante et Libertaire des Feignasses, que j'emploie à bon escient telle référence glanée dans une conversation avec ce collègue suédois si mal habillé en 2003, que je puise dans ma bibliothèque les quatorze livres étalés sur mon bureau et entre lesquels je surfe avec une nervosité inquiète, l'oeil baladeur à l'affût de la citation qui éclairera définitivement mon propos. Il faut que je retrouve ma vieille édition Maspero annotée des Moeurs des Sauvages Amériquains Comparées aux Moeurs des Premiers Temps du Père Joseph-François Lafitau (1724, ça ne nous rajeunit pas), que je me casse les yeux sur les toutes petites lignes de cet improbable traité du folklore populaire dans les colonies de Nouvelle Angleterre au XVIIe siècle téléchargé sur Internet grâce aux bons soins d'une Université californienne visiblement plus riche que la mienne, que je farfouille dans les dossiers dormants de mon ordinateur à la recherche de ces notes prises à la BNF il y a cinq ans (faute de pouvoir piquer un petit roupillon sur mon siège PK22 de Poul Kjaerholm, merci Denys pour la précision) sur un article passionnant consacré aux usages de la mythologie germanique dans la Legend of Sleepy Hollow de Washington Irving.
Normalement, en authentique grosse feignasse diplômée, je devrais me réjouir de cette inéluctable évolution vers la modernitude de demain : en effet, un cours magistral, du point de vue de la maîtresse (et la maîtresse c'est moi, comme dit Valérie à son dir-cab les soirs d'orgie, mais je m'égare), un cours magistral, c'est du boulot. Beaucoup de boulot. Tant de boulot, d'ailleurs, que j’aurais du mal à le quantifier, ce qui est absolument atroce lorsque, comme moi, on n'a pas de souci plus constant que de minimiser son effort. Xavier et Valérie ont beau m'expliquer que je dois m'adapter, et Nicolas le Petit a beau me montrer l'exemple en se moquant publiquement de l'accord du participe passé, je suis un peu bornée, et je persiste à travailler, entre deux couches de vernis à ongles, sur des textes et des problèmes que j’ai la faiblesse de considérer comme vrais. Ce qui prend un temps littéralement dé-mesuré.
Prenons un exemple (élément essentiel pour une démonstration réussie) : le cours que je m'apprête à professer, coincée derrière mon micro, le chemisier resplendissant et les joues roses, devant un parterre de jeunes femmes déjà lasses, porte sur un point apparemment secondaire de l'histoire de la littérature. Quand j'ai annoncé le titre, il y a quelques secondes, j'ai vu les épaules s'affaisser et des soupirs flûtés jaillir un peu partout de bouches abattues (et, l’honnêteté encore m’oblige à le dire, pas toujours aussi joliment dessinées que la mienne). Pourquoi ? Parce qu'à première vue personne, même pas moi, n'a vraiment envie de passer deux heures à suer sur « les formes de la culture populaire dans les romans américains du premier XIXe siècle ». Ça sent le renfermé, la poussière, le point de détail, le cheveu coupé en douze, le microscope électronique pour rat de bibliothèque, et même l’enculage de mouches, comme disait élégamment l’un de mes professeurs lorsque j’étais encore une apprentie feignasse aux genoux cagneux. Dehors il y a la vie partout, et moi je vais condamner soixante-dix-neuf personnes dont les hormones gazouillent à se visser sur une planche de bois blanc en m'écoutant pérorer, tout en faisant de jolies volutes avec mes mains aux ongles vernis d’un vieux rose superbe, sur des anecdotes et des péripéties.
Oui, mais voilà, si l'on creuse un peu le sujet comme j’ai eu la funeste idée de le faire en me disant qu’il ne m’emmènerait pas bien loin et que j’aurais le temps d’un bon bain chaud avant de dormir, il se trouve que le petit machin rabougri et fastidieux se déploie comme une feuille de thé dans l'eau bouillante (hélas pas celle de mon bain, reporté sine die). Il se trouve qu'il résonne d'échos, que son minuscule coin de jardin lance des vrilles vers d'autres prés pas carrés du tout, et que le point de détail se révèle finalement constituer un carrefour très passant. Pour que ce carrefour soit carrossable pour mes auditrices (et pour mes rares auditeurs), il a fallu que j'organise (que j’organisasse ? c’est joli, ça rime avec feignasse, mais ça va alourdir inutilement mon propos) cette jungle de références, que je sorte ma machette et que je m'enfonce dans les ronciers des commentaires, que je tire la substantificque moelle de cet article lu l'année dernière dans la Revue Hilarante et Libertaire des Feignasses, que j'emploie à bon escient telle référence glanée dans une conversation avec ce collègue suédois si mal habillé en 2003, que je puise dans ma bibliothèque les quatorze livres étalés sur mon bureau et entre lesquels je surfe avec une nervosité inquiète, l'oeil baladeur à l'affût de la citation qui éclairera définitivement mon propos. Il faut que je retrouve ma vieille édition Maspero annotée des Moeurs des Sauvages Amériquains Comparées aux Moeurs des Premiers Temps du Père Joseph-François Lafitau (1724, ça ne nous rajeunit pas), que je me casse les yeux sur les toutes petites lignes de cet improbable traité du folklore populaire dans les colonies de Nouvelle Angleterre au XVIIe siècle téléchargé sur Internet grâce aux bons soins d'une Université californienne visiblement plus riche que la mienne, que je farfouille dans les dossiers dormants de mon ordinateur à la recherche de ces notes prises à la BNF il y a cinq ans (faute de pouvoir piquer un petit roupillon sur mon siège PK22 de Poul Kjaerholm, merci Denys pour la précision) sur un article passionnant consacré aux usages de la mythologie germanique dans la Legend of Sleepy Hollow de Washington Irving.
Après quoi il me faut bien une heure de pause, un gros gâteau au gingembre et un café amélioré à l’armagnac pour m’y remettre.
(à suivre)
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