mercredi 20 mai 2009

Le colloque: la suite (5)

Lorsque Joao Eusebio de Casagrande y Miraflores attaque la fin de son introduction, trois doyens chargés d'ans, de titres et de quintuples mentons ronflent déjà comme des sonneurs, et juste devant moi un quatrième chenu dont j'ai naguère dévoré les travaux avec enthousiasme semble si profondément plongé dans la méditation qu'il me vient à l'idée que, peut-être, il est mort. J'ignore encore, gourde que je suis, que l'équivalent du dixième dan de la ceinture noire, chez les grosses feignasses, c'est ce point de perfection absolue dans lequel la méditation la plus profonde est indiscernable de l'interruption complète des fonctions vitales. Tout en gardant une oreille tendue vers la litanie nasillarde de Joao Eusebio, je découvre autour de moi des brochettes de pontes dorés sur tranche, tous occupés à atteindre cette perfection nirvanesque, le satory de la flemme, le zazen de la glandouille, où le summum de la spéculation valse sans fin avec les confins de la sieste. En fidèle servante du savoir, toujours prête à créditer mes bons maîtres de leur incomparable maîtrise des rouages de ce travail auquel j'aspire, je décide pour calmer mes scrupules qu'ils sont tous en train de penser, même ceux qui bavent un peu, et je tourne toute mon attention vers Joao qui, comme un cycliste italien dans l'Alpe d'Huez, grimpe à son rythme en suant comme six boeufs.
Le bourdon continu de sa voix, le rai de soleil jouant avec la calvitie d'un philologue, l'atmosphère vaste et confinée à la fois de la grande salle, tout cela tient du religieux, et je suis obligée de repousser énergiquement la torpeur béate et fascinée qui me saisit pour écouter, écouter vraiment, ce que dit Joao Eusebio de Casagrande y Miraflores : il le faut, je le dois, c'est vital. Ce type est tout de même en train de parler de mon sujet de thèse, de l'auteur même sur lequel porte mon doctorat. Il a traversé l'Océan Atlantique pour venir m'abreuver de sa science, et c'est bien parce que j'aurai assimilé la moindre molécule de la science qu'il est venu nous distiller que moi aussi j'aurais peut-être un jour l'immense honneur de travailler aux côtés de tous ces génies.
En luttant pour tenir mes paupières ouvertes, en réprimant mes bâillements, en pestant contre cette blanquette importune qui rend si âpre l'éternel conflit de la digestion et de la concentration, je parviens finalement à suivre la conférence de Joao. Ce dernier, en une heure et quinze minutes (car, cette fois, le président de séance lui-même s'est assoupi et, bercé par les psalmodies de Joao, a omis de lui couper le sifflet au bout des quarante-cinq minutes réglementaires), a parfaitement achevé d'épuiser son sujet ; en d'autres termes, Joao a livré la quintessence de ce que l'on doit savoir aujourd'hui sur les rapports entre mon auteur et le Brésil. Ainsi, conclut-il triomphalement, il peut désormais l'affirmer : ces rapports, chers amis, sont absolument inexistants.


Il me faut plusieurs minutes pour comprendre exactement ce qui vient de se produire. Tandis que la salle résonne des applaudissements des auditeurs, applaudissements dont l'intensité est directement proportionnelle à la profondeur de la sieste qui les a précédés, et dont le silence consécutif à la conclusion de Joao a instantanément tiré ces feignasses surentraînées, je contemple mes neuf pages de notes hâtivement griffonnées, dont la conclusion absolument inattaquable s'impose douloureusement à mon esprit encore engourdi : ce type vient de passer soixante-quinze minutes à parler d'un machin qui n'existe pas. Ma tête tourne, j'ai des points brillants devant les yeux, la vérité se fraye lentement un chemin vers la surface agitée de ma conscience. Serait-ce là l'essence mystique de ce métier ? Toucherais-je donc à une vérité d'ordre supérieur ? Joao n'aurait-il brodé cette pantalonnade absolument sérieuse que pour le plaisir de se faire rembourser un vol Rio-Paris AR avec six nuits d'hôtel ? Les pontes assoupis qui m'entouraient pendant toutes ces heures savaient-ils, eux, dès le début, de quoi il retournait ?

Alors que je résiste encore un peu au poids de ces conjectures, dont la conséquence douloureuse est que mon propre acharnement à travailler n'est en fait rien d'autre qu'un cul-de-sac professionnel, un tétra-mandarin des belles-lettres, courbé par le poids des palmes académiques, patiné par les réceptions au ministère, usé par le jet-lag de ses propres conférences à Hanoi, s'extirpe posément de son fauteuil et pose la première "question" de l'audience. Comme il sied à un tétra-mandarin, cette "question" n'est pas vraiment une question, c'est plutôt une sorte de commentaire périphérique qui doit avoir l'air d'apporter sa pierre à l'édifice tout en laissant le moins de prise possible à la répartie. Je guette les mots du Maître, espérant encore un miracle, accrochée à l'espoir que l'oracle lâché par le vieillard bedonnant dissipera le malaise qui me gagne et, improbable deus ex machina, viendra tout à coup dévoiler à mes yeux impies la tragique beauté de la conférence inane que je viens de me cogner. Alors, de la lippe ennuyée du giga-ponte, tombe cette sentence définitive :

« Je tiens à préciser, cher collègue, que c'est exactement la même chose pour le Venezuela ».

1 commentaire:

  1. "Epuiser le sujet", cette expression se lexicalise dans le contexte. Quel talent !
    J'espère que la saga des colloques sera inversement proportionnelle à l'otium, j'adore !!

    RépondreSupprimer