Douche froide dans les quatre premières minutes. D’abord, subitement, y avait plus assez de chaises. Le temps qu’on se demande où elles avaient bien pu passer, toutes, une lueur frémit dans mon esprit encore agité par les soubresauts des forces du désir et de la création : c’est pas vraiment qu’il y a moins de chaises, c’est plutôt qu’il y a plus de collègues. Et même, plus précisément, plus d’anciens. Des qui sont là depuis trente ou quarante ans, qui ont vu l’Université anadyomène, dans les vaguelettes joyeuses de mai 68. Des professeurs des universités. Des « rang A », selon l’imparable nomenclature du corps des enseignants-chercheurs (tandis que nouzautres, simples « maîtres de conférences », appartenons au rang B, comme « bonnet B », ma taille de soutif). Mais au fait, c’est vrai ça, où étaient-ils, la plupart de nos « rang A », le mardi du mois d’avant ? C’est à peine si alors nous avions noté leur absence.
J’ai dû penser tout haut, les voilà qui dégainent tout un chapelet d’imparables bonnes excuses, c’est pas vrai, ils ont dû ruminer leur mot-de-billet dans le train en venant : le chihuahua du prof de littérature classique avait un ongle incarné, le prof de linguistique signait une convention doctorale avec l’université Eftimie Murgu, le prof de latin avait une soutenance de thèse, la prof de grec un colloque à Rio de Janeiro, la prof de littérature comparée un séminaire doctoral, le prof de poésie du XXe siècle un symposium en Corée… Bref : le fameux mardi, quand j’y pense, on s’était retrouvés là parce qu’on n’était qu’une pauvre bande de tire-au-flanc dont la présence n’était requise nulle part ailleurs par des tâches valorisantes. Mais ça allait changer, ils allaient nous remettre tout ça d’équerre, les anciens, les purs et durs, parce que vraiment, ça se voyait qu’on pouvait pas nous laisser la maison, on tourne le dos un instant et ça vous fout en l’air des décennies d’Humanités amoureusement polies au savon noir de l’érudition classique, virez-moi tout ce bazar de TICE et d’options, passez-moi la gomme que je remette le séminaire de morphologie historique à l’aplomb du cours magistral sur Vaugelas traducteur de Quinte-Curce.
Léger froid dans l’assemblée. Il neigeait dehors. Ma breloque se taisait peureusement. Les forces du désir et de la création bien rangées dans mon sac à main, entre les cachets de citrate de bétaïne piqués à ma baby-sitter et le coffret Juicy Rouge de Lancôme offert par ma mère. Mon hypertrichose palmaire, en revanche, frémissait. Ces jupes au pli impeccable et ces sourcils hautainement froncés m’impressionnaient. Je ne pouvais pas m’empêcher de ressentir cette petite torsion intime agaçante qui remonte au CM2, quand je mettais bêtement deux « r » à ironique, et que la maîtresse me faisait les gros yeux. Syndrome du bon élève. Saleté.
(à suivre...)
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