(suite et fin)
Tout change à la mi-octobre. Je me vois encore, en robe d’hiver, noire et rouge avec des losanges bleus, faisant rouler sur mes jambes plus si lisses un collant noir. Calé par une épaule ronde contre mon oreille, le téléphone laisse filtrer les propos de ma copine de fac : « T’as reçu la circulaire ? - La circulaire, quelle circulaire ? – Ben la circulaire du 17 octobre, tu sais ? ». Non, quoi, qu’est-ce que c’est, qu’est-ce qui se passe ? Il s’agit d’une « campagne d’habilitation de diplômes de masters pour les étudiants se destinant aux métiers de l’enseignement ». Je pouffe. On vient de les rendre, les maquettes, c’est une blague ? Et je retourne à mes orteils.
Sauf que non, c’est pas une blague. Et qu’une fois constaté le « fait néant » (un vrai néant, auquel on ne peut rien comprendre) que recouvre cette appellation pompeuse, on repouffe (mais d’un rire assez proche de la couleur de mon nouveau maillot de bain) en apprenant qu’il faut les rendre avant le 31 décembre. Enfin, je dis « je pouffe » : en vérité, mon sang de feignasse ne fait qu’un tour, et à une vitesse fulgurante pour une feignasse. Au cours des mois de novembre et décembre, j’ai heureusement découvert un nouveau jeu rigolo pour mes ongles : des sortes de tatouages, que tu peux coller sur le vernis et qui sont très décoratifs (mes étudiantes m’ont dit que ça s’appelait « nail-sticker »). Je dis heureusement, parce qu’il fallait bien ça pour rendre supportables les innombrables réunions auxquelles il a fallu assister, et au cours desquelles on nous répétait qu’il fallait rendre les maquettes. Tout en redécorant mes ongles, je chantonnais « Il était une maquette, pirouette, cacahouète / Il était une maquette, qui avait une drôle de raison, qui avait une drôle de raison », ce qui agaçait beaucoup mes voisins, mais la force de cette argumentation solidement charpentée a eu raison des exigences du ministre, qui a consenti à nous accorder un royal sursis. Jusqu’au 15 février. Il suffit de lui rappeler son âme d’enfant, avant qu’il ne devienne agrégé de lettres classiques, pour qu’il s’adoucisse et sente refleurir en lui la feignasse qu’il refuse désormais d’être (la feignasserie, c’est incompatible avec le petit Nicolas ; l’incompétence, ça reste à voir). Mais je crois que j’aurais dû aller plus loin, car ce qu’on demandait, nous, c’était un report d’un an, histoire de feignasser tranquillement, parce qu’on n’allait quand même pas se mettre à réfléchir sérieusement sur les moyens de réorganiser les concours : nous les feignasses, ce qu’on veut, c’est le statu quo. Toujours. On n’aime pas se remuer les méninges, et encore moins pour améliorer la situation de l’enseignement, ça prend trop de temps (enfin bon, d’après Xavier, quelques semaines pourraient suffire : en France, nous faisons des réformes, et nous les faisons bien).
Moi, ce qui me plaît aujourd’hui, c’est de me dire qu’on va organiser des cérémonies de non-remise des maquettes, ou bien de remise de non-maquettes. On va faire semblant, on va feindre de remettre des maquettes. On va faire du néant, à partir du néant, et qui retournera (peut-être) au néant. Feignant, faignant, fainéant, on va bien s’amuser.
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Chère Grosse Feignasse,
RépondreSupprimerJe vois que tu en es arrivée aux mêmes conclusions que moi : mieux que les sauterelles, les criquets, les inondations ou les pluies de sang, il y a les réformes. Si je tenais le Génie qui a inventé les réformes (et aussi, tiens, le démon mineur qui a réussi à persuader tout le monde que c'est nouveau...), je l'embrasserais : grâce à lui, à la Fac, tous les deux-trois ans, on repart à zéro, on refait tout, on chamboule, on réorganise. Pour de grosses feignasses comme nous, c'est du pain bénit : il n'y a plus aucune chance qu'on se mette à travailler sérieusement entre deux réformes ! Merci, démon mineur !
Eh oui, en définitive, nous les feignasses de première, les tire-au-flanc sans complexe, nous aimons bien toutes ces réformes, car elles nous permettent de ne strictement rien faire d'autre que réorganiser la fac tous les deux ans.
RépondreSupprimerBon, bien sûr, c'est un peu fatiguant quand même, mais au moins ça nous donne une légitimité pour joyeusement bâcler les préparation de cours, les correction des copies, les rapports en tout genre, le suivi des étudiants, les tâches administratives, la recherche, les reviews, l'évaluation et la soumission de projets ANR, les publications, les réunions interminables, bref, toutes ces petites choses sacrément gonflantes pour nous, les feignasses.