Là, Roger tourne la tête d’un air dubitatif vers ce que j’avais pris de prime abord pour le porte-manteau embarrassé du personnel, mais qui dissimule en réalité, sous l’empilement de vestes, blousons, cartons de ramettes et suppléments sportifs du journal local, le bureau de Kevin. Aux étagères avoisinantes des toiles d’araignées font de frissonnantes pendeloques. Entre les coupes du Sporting club de Saint-Saturnin-les-Coquelicots, des tombereaux de photocopies sont tassés, écrasant les boîtes en carton râpé de toners d’imprimantes périmées depuis des lustres, qui s’écroulent à leur tour sur une pile d’affiches pour le colloque 1977 sur le multiculturalisme radical, elles-mêmes parsemées de mégots (c’étaient des offrandes abandonnées, des débris que l’on brûlait).
Moment de fusion complice avec Robert : non, pas envisageable de chercher si mon CD n’est pas quelque part dans ce no man’s land kevinien, d’abord moi j’ai mon hypertrichose qui me démange, et justement lui, Roger, c’est bientôt l’heure de sa RTT et ça, c’est sacré. Je tente (mais qu’est-ce qui me prend ? d’où est venue cette obstination dans l’effort alors que tout concourt à me renvoyer vers le délice de mon inaction ordinaire ?…) une dernière suggestion : et si Kevin, avant de partir en congés, avait copié le contenu de mon CD, InDessin et tiff-jpg-postscript, sur son ordinateur, là, juste devant nous ? On pourrait peut-être, je ne sais pas moi, dire à la machine juste à côté de l’imprimer, ça prendrait tout juste une demi-journée de plus, plus la RTT de Roger, on resterait tout de même dans des délais raisonnables ?… Roger alors m’assène le coup de grâce : « C’est sûr mais c’est que c’est l’ordinateur de Kévin, ça ! Et il a mis un code, rapport à la confidentialité des données… ». Ah, le plat crétin, ah l’informe abruti, ah le gros con !
Des jours comme ça, c’est pas la peine d’insister. Le fatum, le kairos, je sais pas moi, c’est des trucs vraiment dégueulasses. C’est peut-être mon Roger qui a raison, moi aussi j’ai besoin de RTT. Je souhaite bon repos à Roger et je repasse dans mon bureau me poudrer le nez (c’est fou ce qu’il fait chaud, à la repro, ça assoupit et ça faire luire la narine), non sans prendre garde à éviter le doyen qui glisse d’un air patelin dans le couloir — bonheur d’avoir un bureau à double entrée, porte arrière sur l’ancienne cage d’escalier qui desservait le deuxième étage mais qui a été désaffectée à la construction de l’ascenseur pour personnes à mobilité réduite et qui désormais donne sur un mur aveugle dans lequel la Commission Hygiène et Sécurité a obtenu, après moult palabres et réunions de concertation, qu'il soit percé une issue de secours. Je m’éclipse à l’anglaise, adieu colloque, logos, affiche et InDessin. Voilà amplement l’heure de ma séance de Non Impact Aerobic, une activité qui, me vantait le prospectus glissé dans le supplément « Ongles et peaux mortes » de l’Information grammaticale (n° 67, trentième année, Spring-summer 2008, uniquement sur abonnement), « permet de se sentir exister dans l’instant présent, en harmonie avec soi et avec les autres ». Je me sens déjà en hyper-harmonie avec Roger, je pressens une extatique séance de Nia…
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