Geneviève est une femme de parole: un quart d'heure plus tard, je l'ai, le carton d'enveloppes. Un peu poussiéreux, le carton, mais qu'importe le flacon… Les enveloppes sont parfaites: solides, grandes, on peut glisser dedans l'affiche juste pliée en deux, rabattre la bande gommée (ah, zut: elles sont un peu vieilles: la bande gommée ne colle plus), tourner du même geste l'enveloppe pour coller l'étiquette adresse — ah, du coup, mon regard tombe sur l'en-tête. Zut, les enveloppes sont vraiment un peu vieilles, je me demande si Geneviève parlait du bon déménagement, ou si elle n'a pas confondu avec son grand-père; en tout cas à l'époque où ces enveloppes ont été commandées le logo de la fac était un grand “E” vert (le président d'alors trouvait que le vert était le symbole même de la libération des forces du désir et de la création) alors que maintenant c'est un “&” bleu (le président d'aujourd'hui considère que l'esperluète, aussi appelé le “et commercial”, incarne à merveille l'esprit de l'économie de la connaissance et du lien, dans laquelle notre université est destinée à briller). Je tergiverse le temps d'un raccord de vernis (je me suis bousillé un ongle en ouvrant le carton), pour décider que basta, je garde les enveloppes à E vert, en espérant juste que ça me fera pas perdre la subvention du Conseil de la Faculté.
Mais, arghh, en me penchant un peu sur ce foutu logo vert, je vois que l'adresse non plus n'est pas bonne, ni d'ailleurs le nom de la fac, et que le numéro de téléphone n'a que six chiffres (je tente le coup en rajoutant les deux préfixes en vigueur dans la ville; peine perdue: ça sonne dans le vide). Bon, faisons un point rapide: est-ce que c'est grave, au fond, si j'envoie les affiches de mon colloque dans des enveloppes tamponnées d'un E vert qui précisent "Faculté des Langues Classiques, rue de l'école vétérinaire" (avec un numéro de téléphone fin René Coty), alors que lesdites enveloppes devraient arborer un & bleu et la mention “Unité de Formation et de Recherches Langues, Arts, Lettres et Communication, Campus de la Jaunisse” (oui, je sais, mais c'était un lieu-dit, on n'a pas pu y couper)? Franchement, est-ce que c'est grave?
Raccord de vernis sur l'autre main (je n'aime pas quand c'est dépareillé), et je décide que non. On n'aura qu'à rajouter dessus un coup de tampon avec les nouvelles coordonnées, et c'est tout. Ou alors un coup de blanco bien placé entre les deux oreilles, et hop, le tour est joué.Bon, me voilà, donc, trônant à mon bureau, flanquée d'un carton de GRANDES enveloppes qui furent jadis auto-collantes, d'étiquettes adresses imprimées diligemment par Geneviève d'après ma liste de copines, de belles lettres à l'en-tête du & bleu qui précisent à mes destinataires que l'affiche ci-jointe présente le colloque le plus audacieux qu'on ait vu depuis le précédent quant à la question si controversée de l'otium. Le tout méticuleusement disposé selon les préceptes de l'Organisation Scientifique du Travail, de sorte que j'y passe le moins de temps possible, vu que j'ai pris rendez-vous à 16 heures pour un régé, ma couleur commence à se faner. C'est pas dur: à gauche, tu saisis une affiche, tu la plies en deux, juste au dernier moment, hop! Tu glisses une lettre entre les deux épaisseurs, et tu enfournes le tout à droite dans une enveloppe que tu a pris soin de placer ouverture vers toi. Ensuite, fastoche, tu appuies bien du plat de la main sur la bande gommée — ah, non, c'est vrai, elle colle pas. Bon, là tu déroules un morceau de scotch. Il est où le scotch? Tu retournes l'enveloppe, hop! Un coup de tampon pour la nouvelle adresse (ah, poisse, si tu mets le coup de tampon sur l'en-tête d'origine, c'est tout illisible, mais si tu mets à côté, ça crée la confusion, bon, faudra prendre un feutre à tableau et rayer la vieille mention), une étiquette adresse, et roule ma poule!
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