C’est important, cette transmission des valeurs, avec mes étudiantes.
D’autant plus important que, par ailleurs, je les impressionne drôlement sur le plan intellectuel. Je dois d'ailleurs remercier le ministère, qui m'a aidé à ouvrir les yeux sur l'obsolescence tragique de mes méthodes et de mes corpus. Je m'échinais à décortiquer Montaigne, je m'acharnais à éclairer Gracq, je batifolais avec d'absconses princesses ; les étudiants suaient et soufflaient en tâchant de me suivre sur les sentiers escarpés de la littérature, et chaque semestre le paysage se jonchait des petits cadavres tièdes de leurs cortex surmenés.
Heureusement, le ministère, dans son infinie sagesse, m'a ouvert les yeux sur le sens véritable de la démocratisation des études universitaires : non, Montaigne, Gracq et Madame De ne sont pas pour toutes les papilles. La vraie démocratie, ça n'est pas de fatiguer tout le monde avec vos élucubrations sur des livres que personne ne lit plus : la vraie démocratie, c'est d'investir vos années d'apprentissage et de patient labeur dans des objets accessibles au commun des mortels, nom d'un pédagogue ! Oh, bien sûr, je me suis mise en grève, par conscience professionnelle (je ne pouvais pas sans me déjuger totalement laisser passer une aussi belle occasion de buller, enfn, quoique, j'ai pas tant bullé que ça entre les AG, les cours alternatifs et les prises de têtes par mails interposés), mais en réalité, voilà exactement le langage qu'il fallait tenir à une feignasse comme moi.
C'est que, voyez-vous, préparer un TD sur Gargantua ou sur La Recherche du Temps perdu, c'est beaucoup de travail, et sacrément de temps perdu d'ailleurs. Ça signifie par exemple qu'il faut se farcir – outre le bouquin lui-même – des tonnes et des tonnes de lectures critiques, et tout ça pour quoi ? pour arriver à pondre trois commentaires de texte et deux exposés. Non, c’est vrai, la littérature, c’est vraiment pas rentable.
Fini, ces âneries. Désormais, il faudra prouver la démocratisation des savoirs par l'exemple, il faudra bouger avec son siècle, il faudra plonger dans la vraie vie : à moi, les TD consacrés à de profondes ruminations socio-littéraires sur Nadine de Rotschild. Le bonheur de séduire, l’art de réussir : le savoir-vivre du XXIe siècle (Robert Laffont, 2001) : voilà ma nouvelle bible. Bien sûr, ce sera un peu pauvre sur le plan de l’analyse littéraire, mais je complèterai avec Megève, un roman d'amour (Albin Michel, 2004), et puis on y apprendra l’essentiel pour survivre dans la nouvelle économie de la connaissance (d'ailleurs, tous les universitaires devraient le lire, ça leur éviterait de commettre des impairs avec leur président ou leur ministre). Je pourrai aisément bluffer les auditeurs en parsemant le cours de notations érudites (qui se souvient que Nadine, avant de devenir baronne Rotschild, a fait en 1956 une apparition dans Ce soir les jupons volent, de Dimitri Kirsanoff ?).
Ensuite, j'enchaînerai avec un cours magistral sur l'image de la femme dans les pages cuisine de Cosmo, 20 Ans et Biba : enfin du comparatisme qui veut dire quelque chose ! Enfin de vraies questions, de vraies valeurs, de vraies vérités ! Et tout ça pour un maximum de dix minutes de préparation, comment refuser une aussi chouette modernité quand on est, tous les spécialistes le clament, une authentique feignasse d'universitaire ?
Cependant, comme j’aime à me renouveler, je proposerai parfois aussi une exploration de l’utopie poudlarienne, une approche socio-linguistique du personnage de Voldemort, ou une analyse sémiotique des matches entre Gryffondor et Serpentard…
Oui, bon, bref. En attendant l'avènement de cette néofac massifiée et béate, hélas, un cours, ça se prépare longtemps à l’avance, ça se médite, ça se reprend, ça se peaufine. Pouvez pas imaginer l'horreur, pour une feignasse comme moi.
(à suivre)
"Ensuite, j'enchaînerai avec un cours magistral sur l'image de la femme dans les pages cuisine de Cosmo, 20 Ans et Biba : enfin du comparatisme qui veut dire quelque chose ! Enfin de vraies questions, de vraies valeurs, de vraies vérités !"
RépondreSupprimerEuh, s'il y a une place en tant que conférencier invité, je prends. Des années de lecture, de comparaisons, d'études.
Et puis on pourra assortir la couleur de nos vernis ;-p
Thanks for writingg
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